S2.V106
Le principe exégétique d’abrogation/naskh est une discipline bien connue des “Sciences du Coran” et classiquement dite du an–nâsikh wa al–mansûkh : l’abrogeant et l’abrogé. Pour autant, s’agissant du Coran, la notion d’abrogation n’est pas sans poser problème, ce tant du point de vue de la foi que de la raison. En effet, comment Dieu pourrait-Il avoir révélé un verset puis avoir changé d’avis par la suite ? Si Dieu devait abroger un verset par un autre, c’est alors qu’Il se serait contredit Lui-même et voudrait corriger l’erreur ! Puisque dans le Coran l’on trouverait aussi bien le verset abrogé que le verset abrogeant, et que l’un est censé corriger l’autre, alors leur coexistence effective dans le texte coranique engendrerait des contradictions potentielles, mais il est dit : « N’examineront-ils pas attentivement le Coran ! S’il provenait d’un autre que Dieu, ils y trouveraient de nombreuses contradictions ! », S4.V82.
L’abrogation s’oppose donc à la cohérence que le Coran revendique, laquelle correspond au troisième des cinq postulats coraniques pris en compte par l’Analyse littérale du Coran.[1] Or, cette revendication coranique à la cohérence justifie fondamentalement l’intratextualité de notre méthodologie.[2] Conséquemment, la détermination du Sens littéral d’un verset passe par l’étude de la cohérence intra-coranique. Aussi, devons-nous admettre qu’en réalité c’est la cohérence coranique qui est paradoxalement à l’origine de l’invention du concept d’abrogation. En effet, ce sont des interprétations produites par l’Exégèse qui ont de fait généré des contradictions à l’intérieur du texte coranique puisqu’il peut advenir que l’on ne puisse rendre compatible l’interprétation d’un verset avec l’interprétation d’un autre, la lecture “atomisante” favorisant fortement ce phénomène. Il a donc été conçu par les exégètes que le “verset contradicteur” devait abroger le “verset contredit” afin de rétablir artificiellement la cohérence coranique. À contrario, nous postulerons que selon le postulat de cohérence coranique il ne peut y avoir de contradiction entre versets qui soit générée par le sens littéral puisque ce dernier n’est jamais une interprétation.[3]
• Que dit l’Islam
En premier lieu, signalons que les exégètes musulmans n’ont pas découvert le principe de l’abrogation, ils ne firent en cela que suivre leurs prédécesseurs, eux aussi interprétateurs de leur Livre. Bien avant l’Islam, les rabbins postulèrent l’abrogation dans le Talmud afin de déclarer abrogées les dispositions de la Thora s’opposant textuellement à leurs développements exégétiques et canoniques postérieurs.[4] À leur suite, le christianisme fit de même et en maximisa le concept en affirmant que le Nouveau Testament abrogeait toutes les dispositions légales de l’Ancien Testament.[5]
Quoi qu’il en soit, s’agissant de la structure du Coran et du statut de son contenu, le concept d’abrogation dut impérativement être justifié par le Coran lui-même ; le verset référent essentiel est le suivant : « Si Nous abrogeons/nasakha un verset quelconque ou que Nous le fassions oublier/nunsi-hâ, Nous en apportons un meilleur, ou un semblable. Ne sais-tu pas qu’Allah est Omnipotent ? », S2.V106.
En dehors ici de l’état limite de la langue française de la traduction standard, l’on comprend que selon cette interprétation Dieu peut décider d’abroger/nasakha tel ou tel verset. Mais alors, le segment « ou que Nous le fassions oublier » est problématique, car il suppose au minimum que Dieu, après les avoir révélés, aurait effacé des versets de la mémoire du Prophète et de celle de tous les Compagnons les ayant appris. Un tel changement d’avis pourrait se comprendre s’agissant d’un piètre écrivain qui reverrait sa copie, mais venant de Dieu, cela ne peut guère s’admettre. De même, le segment « Nous en apportons un meilleur, ou un semblable » soulève deux problèmes : 1- Si Dieu apporte un verset « meilleur », c’est qu’Il juge que le premier était moins bon ; Dieu connaîtrait-Il l’imperfection ! 2- Si Dieu apporte un verset « semblable », ce qui est pour le moins inutile, Dieu connaîtrait-Il le doute ! Ces remarques liées à l’interprétation orthodoxe de ce verset-clef et au principe de l’abrogation soulèvent des difficultés d’ordre théologique. En effet, Dieu changerait-Il d’avis au point de raturer la Révélation ? Or, selon le dogme sunnite de l’incréation du Coran, si le Coran est en Dieu éternel et incréé. Comment donc le Coran, Parole de Dieu, pourrait-il connaître des modifications alors que le changement n’affecte que les réalités créées et ne peut être un attribut de Dieu ? [6]
Même élevée finalement au rang de dogme par le consensus,[7] la croyance en l’abrogation suscita et suscite encore de nombreuses autres questions : Si la Révélation avait abrogé tel ou tel verset, le Coran ne nous indique jamais le ou les versets abrogeants et abrogés, devrions-nous donc les deviner ? Pourquoi, si tel avait été le cas, le Prophète n’aurait-il pas ordonné que l’on effaçât de la mémoire et de l’écrit les versets abrogés ? Si le Prophète et les Compagnons avaient appris que tel verset était abrogé, alors pourquoi ont-ils continué à le transmettre et à l’enseigner ? Ce constat indiscutable n’est-il pas en soi la preuve que l’abrogation est un procédé exégétique postérieur au Coran ? Comment expliquer qu’aucun hadîth du Prophète n’enseigne le fait que tel verset est abrogé par tel autre ? C’est pourtant en matière de révélation du Coran le minimum auquel l’on aurait pu s’attendre ! Il nous faudrait donc en la matière nous fier aux seuls avis exégétiques d’hommes qui, tout doctes qu’ils soient, ne sont pas d’accord entre eux sur la question puisque le nombre de versets abrogés varie selon les auteurs de 3 à 300 ! [8] Plus encore, le verset abrogeant pour certains est un verset abrogé pour d’autres ! [9] Comment donc en ces conditions déterminer l’abrogeant de l’abrogé ? Au final, quelle est donc cette “science” qui ampute la Parole de Dieu et de Son prophète, sans que Dieu et Son prophète aient fourni la moindre indication ? !
• Que dit le Coran
Face à l’ensemble des questions soulevées, il est rationnellement difficile d’admettre l’interprétation officielle du verset référent, il est donc essentiel d’en réaliser l’Analyse littérale afin d’en déterminer le Sens littéral. En voici la traduction littérale que par la suite nous allons justifier et expliciter : « Que Nous transférions/nasakha un verset ou que Nous le différions/nansa’a-hâ, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu a sur toute chose pouvoir ! », S2.V106.[10]
1– L’Analyse lexicale et l’Analyse sémantique sont ici capitales, elles concernent principalement deux verbes-clefs : nasakha et ‘ansâ.
– Le verbe nasakha, comme le rappelait Tabari qui en donnait pour synonyme naqala/transporter,[11] connote initialement l’idée de déplacement : déplacer une chose d’une place à une autre. Ainsi, les sens bien connus de copier, transcrire procèdent-ils du déplacement d’un texte d’un support vers un autre, et un manuscrit/nuskha est bien une trans-cription, le Coran atteste de ce sens en S7.V154 et S45.V29. Par extension, nasakha signifia aussi effacer, mais par déplacement, comme la lumière efface l’obscurité en la repoussant, repousser donc. En ce sens, nasakha n’est pas synonyme de masaḥa, effacer en faisant disparaître. S’agissant du double aspect de nasakha : déplacer, transcrire, le verbe transférer les exprime tous deux et, comme nous le verrons, il est parfaitement adéquat au phénomène mis en jeu lors de la révélation de versets, d’où nôtre « que Nous transférions/nasakha un verset ». De ces observations étymologiques, l’on déduit aussi que le sens voulu par l’Exégèse : abroger n’est pas en lien direct avec la racine nasakha, mais correspond seulement à une volonté exégétique précise : trouver dans le Coran un verset qui pourrait justifier, nous l’avons signalé, le procédé d’abrogation tel que les rabbins le pratiquaient lorsqu’il s’agissait d’abroger un verset de la Thora qui contredisait les interprétations rabbiniques dans le Talmud.[12]
– Le deuxième verbe-clef est en quelque sorte double : ansâ/ansa’a puisqu’il connaît deux variantes de récitation/qirâ’ât toutes deux admises. La première est celle suivie par l’Exégèse et la traduction standard, d’où : « que Nous le fassions oublier/nunsi-hâ ». En ce cas, il s’agit de la forme IV ansâ de la racine nasâ, forme verbale signifiant faire oublier quelque chose à quelqu’un. La deuxième variante est celle que nous avons suivie, d’où nôtre « que Nous le différions/nansa’a-hâ ». En ce cas, il s’agit de la forme IV ansa’a de la racine nasa’a, forme verbale signifiant reporter, différer. Nous trouvons-là un parfait exemple de variante post-coranique de nature exégétique.[13]
- a) – Si l’exégèse orthodoxe a retenu la première variante : nunsi-hâ/que Nous le fassions oublier, c’est que la notion d’oubli rend probable le sens d’abroger qu’elle voulut pour le verbe nasakha. En effet, l’idée d’abrogation suppose à minima que l’on doive oublier le verset dit abrogé pour ne plus prendre en compte que le verset dit abrogeant. Cependant, lorsque l’on considère le segment « Nous en apportons un meilleur, ou un semblable », lequel évoque deux possibilités suite à l’abrogation d’un verset, cela pose problème. En effet, si l’on suppose que nasakha signifie abroger: « si Nous abrogeons/nasakha un verset », alors dire qu’un verset abrogé sera remplacé par un verset « meilleur » n’est pas acceptable, car ce serait admettre que Dieu aurait auparavant révélé un verset passable ou perfectible, ce qui ne sied pas à la perfection divine. De même, remplacer un verset abrogé par un verset « semblable » n’aurait aucun intérêt et ne fait tout simplement pas sens, Dieu réécrirait-il sa copie ! Pareillement, si l’on considère le segment « ou que Nous le fassions oublier », quel intérêt imbécile il y aurait-il à remplacer un verset oublié par un verset « semblable », et qui pourrait admettre que Dieu ait pu révéler un brouillon nécessitant d’être effacé et remplacé par un verset « meilleur » ! Nous l’aurons logiquement constaté, ni la signification abroger pour nasakha ni celle de faire oublier selon la variante ansâ/nunsi-hâ ne produisent en réalité un sens cohérent.
- b) – Si l’on retient la deuxième variante : nansa’a-hâ/que Nous le différions et que l’on suppose que nasakha signifie abroger, nous lirions alors le premier segment ainsi : « que Nous abrogeons un verset ou que Nous le différions ». Cette double proposition n’a aucun sens puisque abroger suppose un verset déjà révélé alors que l’action de différer suppose un verset non encore révélé ! De même, les difficultés ci-dessus évoquées quant à la deuxième proposition « Nous en apportons un meilleur, ou un semblable » demeurent tout autant.
2– L’ensemble de ces contradictions aporétiques étant sémantiquement mis au jour, l’on constate que si l’on retient la variante nansa’a-hâ et que l’on rend à nasakha son sens littéral de déplacer, transférer, le propos coranique redevient cohérent et intelligible. Se trouve ainsi justifiée notre traduction littérale : « Que Nous transférions/nasakha un verset ou que Nous le différions/nansa’a-hâ, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent… », S2.V106, Sens littéral que nous allons à présent expliciter.
– Pour ce faire, il faut procéder à l’Analyse contextuelle laquelle permet de constater que ce verset s’inscrit en un long passage thématique traitant de l’unité de la Révélation, vs97-100, de la déviation de la foi, vs101-103, de l’unicité de la Révélation, vs104-110. Rappelons le v95 : Dis : « Qui serait hostile à Gabriel ! » N’est-il pas celui qui le révèle graduellement en ton cœur de par la permission de Dieu, confirmant ce qui le précède, guidée et belle annonce pour les croyants ! ». Dans ce contexte, le v105 évoque une controverse théologique due à certains juifs de Médine, suivis en cela par les polythéistes, et contestant que Muhammad ait pu recevoir la Révélation. Le v105 rappelle donc que la Révélation appartient à Dieu et qu’elle est une « immense grâce » et « que Dieu réserve à qui il veut Sa miséricorde » en la matière. Tel est le principe général évoqué tout au long de ce paragraphe et, à présent, en réponse à cette polémique vont être mentionnées en notre v106 les modalités opératoires explicitant cette compatibilité entre unicité-unité de la Révélation et diversité des révélations.[14]
– Ainsi, s’agissant de la Révélation, le verbe transférer/nasakha exprime parfaitement les nuances nécessaires à l’intelligence du phénomène : déplacement, transmission et transcription, lesquelles correspondent dans l’ordre aux trois étapes principales du processus de révélation.[15] L’on comprend donc le segment initial « que Nous transférions/nasakha un verset » comme indiquant les possibilités de transfert d’un verset à partir de la Matrice du Livre/umm al–kitâb.[16] Pluralité d’expression et unité principielle sont ici à l’œuvre et le segment « que Nous transférions/nasakha un verset » correspond donc à la première étape du processus de révélation, par laquelle Dieu peut décider le transfert/naskh de tout ou partie d’« un verset » matriciel.[17] Par ailleurs, Dieu peut aussi choisir au décours d’une révélation de ne pas transférer ledit verset matriciel comme l’indique le complément « ou que Nous le différions/nansa’a-hâ ». Les révélations sont donc ainsi composées plus ou moins différemment, mais à partir d’une base unique aux possibilités infinies : la Matrice du livre/umm al–kitâb. Par suite, du point de vue logique et syntaxique les adjectifs « meilleur » et « équivalent » qualifient uniquement le résultat du transfert réalisé pour une révélation donnée. C’est dire qu’à partir d’une pluripotentialité de la Matrice chaque verset révélé sera parfaitement adapté aux conditions culturelles particulières de sa réception, il sera donc en ce sens « meilleur » qu’un verset révélé antérieurement en des circonstances différentes à partir du même verset matriciel.[18] De même, en ces conditions, un verset révélé sera dit « équivalent » lorsqu’il aura pour des communautés réceptrices données une signification équivalente, mais qu’il résultera du transfert de versets matriciels différents. Au final, pour « que Nous transférions/nasakha un verset ou que Nous le différions, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent… » le Sens littéral est donc : « que Nous transférions un verset [de la Matrice] ou que Nous le différions [de transfert] Nous apportons alors [à chaque révélation] un verset [révélé] meilleur [pour ces réceptionnaires, mais à partir d’un même verset matriciel] ou bien [Nous apportons] un verset [révélé] équivalent [à d’autres versets révélés, mais à partir de versets matriciels autres]. », S2.V106.
Seuls ces process relevant d’une théorie coranique de la Révélation[19] justifient l’unité étiologique de la Révélation et la diversité apparente des révélations. Telle est la thématique du chapitre en lequel s’insère notre v106, et cette explication ontologique profonde du phénomène de Révélation, unité et multiplicité, écarte de fait toutes prétentions humaines quant aux révélations, la Révélation relève de la seule volonté de Dieu : « Ne sais-tu pas que Dieu a sur toute chose pouvoir ! », S2.V106.
3– Pour être complet, quelques autres versets ont été mobilisés de manière accessoire. Cependant, leur compréhension classique dépend directement de l’interprétation pro-abrogation que l’Exégèse fit de v106. À l’opposé, lorsque ces versets sont lus et compris en fonction du paradigme anti-abrogation coranique que l’analyse littérale a mis en évidence pour ce verset, leur signification est tout autre. Nous n’avons pas ici l’espace pour en faire l’analyse complète, nous indiquerons donc seulement qu’en S22.V52 le verbe nasakha a le sens de repousser. En S16.V101 et S13.V39, conformément au v106 les modifications évoquées sont en lien avec les différences entre le Coran et les précédentes révélations. Enfin, S87.V6, parfois évoqué en ce dossier, est tout simplement hors sujet.
Conclusion
Il n’existe aucun argument littéral coranique en faveur de la théorie de l’abrogation, qu’il s’agisse de S2.V106 ou d’autres, aucun marqueur sémiotique intratextuel indiquant l’abrogation, aucune preuve directe produite par le Hadîth,[20] aucun argument rationnel, aucune cohérence théologique et exégétique à ce concept.[21] De même, puisque certains l’affirment, il est tout aussi erroné de prétendre que la révélation du Coran aurait abrogé les précédentes révélations.
En effet, l’Analyse littérale aura montré que ce verset-clef est relatif à la théorie de la Révélation. Il dévoile un des processus mis en œuvre lors de la révélation d’un verset-signe/âyat à un messager/rasûl humain et explique par le phénomène de transfert/naskh et de report/nasî divers aspects fondamentaux de la réactualisation de la Révélation à partir de la Matrice du Livre/umm al-kitâb. Autrement dit, le transfert d’un plan divine vers un plan humain. Ceci permet aussi de comprendre le concept de Livre, Livre matriciel commun aux différents prophètes de la Communauté du Livre/ahl al–kitâb, mais dont l’expression et la réception sont variables selon les communautés concernées. Cette conception coranique de la Révélation explique son unité et sa diversité tout comme elle justifie intrinsèquement les différences issues d’un Message à la fois unique et multiple transmis par divers prophètes. Or, toutes les théologies ont construit leur identité sur l’appropriation de la Révélation et sur leur culture de la différence et de la divergence. Cette mécompréhension des phénomènes de révélation et du révélé résultant est partagée par les religions du Livre et a eu, comme elle a encore, des conséquences historiques majeures.
Nous rappellerons que le concept d’abrogation fut imposé par l’Orthodoxie après avoir contourné bien des résistances théologiques. Historiquement, le concept d’abrogeant/abrogé/nâsikh/mansûkh apparaît pour régler les contradictions artificiellement générées au sein du Coran par la partialité de certaines lectures exégético-juridiques. L’abrogation se veut donc un puissant outil correcteur du sens coranique en fonction des objectifs voulus par les clercs de l’Islam. Ainsi, à titre d’exemple, la politique expansionniste califale s’est rapidement doublée d’une vision apologétique construite par les doctes et il a bien fallu décréter que le ou les fameux versets dit « du sabre »[22] abrogeaient à eux seuls 133 versets ordonnant la tolérance religieuse, dont par exemple le non moins fameux verset S2.V256. La plume au service du sabre, la parole des hommes contre Celle de Dieu.
Par ailleurs, notre Méthodologie d’analyse littérale ne prend logiquement pas en compte l’abrogation. Elle s’applique par contre à considérer intra-textuellement la totalité du texte coranique. Elle n’ampute pas le Texte, car le Coran est cohérent en lui-même et par lui-même et n’a nul besoin d’être “corrigé” par quelques “abrogateurs” que ce soit.[23] Conséquemment, tout système de lecture du Coran qui aurait besoin de l’abrogation pour corriger en apparence des “contradictions” dans le Texte est en soi erroné. À contrario, toute lecture juste démontre et conserve la cohérence initiale du Coran. Seules les contradictions induites par les interprétations erronées des exégèses obligent de fait à l’abrogation, comme un assassin effacerait les traces de son crime.
Dr al Ajamî
[1] Pour mémoire : 1– explicité ; 2– univocité ; 3– cohérence ; 4– intemporalité ; 5– universalité. Cf. Les cinq postulats coraniques du sens littéral.
[2] Cf. Intratextualité : Exhaustivité, Non-thématicité, Cohérence, Convergence.
[3] Sur ce point essentiel, cf. Sens littéral.
[4] Cf. Jewish encyclopedia : Abrogation of laws.
[5] « Ainsi a été abrogée la première ordonnance [c’est-à-dire l’Ancien testament], à cause de son impuissance et de son inutilité – car la Loi n’a rien amené à la perfection –, mais elle a été l’introduction à une meilleure espérance, par laquelle nous avons accès auprès de Dieu. », Épître aux Hébreux 7 : 18-19.
[6] Il faudra moult contorsions pour ne pas réellement parvenir à résoudre cette contradiction majeure. Du point de vue historique, l’on peut donc supposer que le dogme de l’abrogation fut institué avant celui de l’incréation du Coran, lequel ne s’imposa qu’après la miḥna/“inquisition” mutazilite en 848 de l’ère commune. Ces deux dogmes ayant trait au Coran demeurèrent alors inconciliables.
[7] Comme de règle, le consensus vrai n’existant pas, tout particulièrement en matière d’exégèse, il s’est tout de même toujours trouvé quelques esprits indépendants pour ne pas accepter la validité du principe d’abrogation. Citons Abû Muslim Al Aṣfahânî au IVème siècle H., Ibn Barhân au VIème, Sayyed Aḥmad Khan au XIXème de notre ère.
[8] Cf. As-Suyûṭy : Al–itqân fî ‘ulûm al–qur’ân.
[9] L’exemple de S2.V256 illustre parfaitement l’arbitraire régnant en la matière. En effet, puisqu’il n’existe aucune source indiquant l’abrogé et l’abrogeant, l’on en est réduit à de simples spéculations, lesquelles sont au service des idées de chacun. Ainsi, le célèbre verset « Pas de contrainte en religion », S2.V256, a-t-il été décrété abrogé par les partisans du combat tous azimuts par les non moins célèbres « versets du sabre » censé dire en substance : « Combattez les incroyants où que vous les trouviez jusqu’à ce qu’ils se convertissent à l’islam », S9.V5. Or, du fait même que S2.V256 est sans doute de révélation aussi tardive que S9.V5, il est possible de retourner l’arme et d’estimer que « Pas de contrainte en religion » est l’ultime principe abrogeant les « versets du sabre » et toutes les dispositions plus ou moins combattantes antérieurement mentionnées dans le Coran, l’abrogeant abrogé !
[10] « مَا نَنْسَخْ مِنْ آَيَةٍ أَوْ نُنْسِهَا نَأْتِ بِخَيْرٍ مِنْهَا أَوْ مِثْلِهَا أَلَمْ تَعْلَمْ أَنَّ اللَّهَ عَلَى كُلِّ شَيْءٍ قَدِيرٌ »
[11] Cf. Tafsîr Tabari : Jâmi‘u al–bayân fî ta’wîl al–qur’ân, Dâr al–kutub al–‘ilmiyya, 3e édition, Beyrouth, 1999, T. I, p. 521-522.
[12] Nous ajouterons que le verbe abroger en français ne correspond pas au sens voulu par l’Exégèse puisqu’il signifie supprimer sans qu’il n’y ait pour autant la notion de remplacement. En effet, l’on notera que “l’abrogation” telle que conçue par les exégètes implique qu’un verset abrogé soit remplacé par un verset abrogeant. Cette particularité provient du fait que le Coran est un Corpus clos et que l’abrogation y est nécessairement intratextuelle. Aussi, ce n’est que le sens d’un verset qui serait “abrogé”, et ce, obligatoirement par le sens d’un autre verset.
[13] Sur la problématique des variantes, et notamment celles que nous qualifions d’exégétiques, voir : Variantes de récitation ou qirâ’ât.
[14] Il convient donc de toujours distinguer « Révélation » avec une majuscule, qualifiant le principe en sa globalité, de « révélation » pour les divers résultats produits.
[15] En résumé, selon les indications données par le Coran lui-même, lorsque Dieu veut faire bénéficier l’humanité d’une révélation Il opère son « transfert/naskh depuis la matrice du Livre/umm al–kitâb et la transmet par l’intermédiaire d’un « messager céleste » à un prophète récepteur, lequel la transcrira en sa propre langue, cette cascade révélatoire est dite nuzûl ou révélation.
[16] La Matrice du Livre/umm al–kitâb n’est en rien un exemplaire de livre, pas même un méta-livre existant au Ciel, mais une potentialité infinie de sens en Dieu, cf. S43.V4 et S13.V39. Comme l’affirme une certaine exégèse anthropomorphisante, le mot kitâb n’indique donc pas en cette expression un “Livre céleste” immuable qui serait révélé à chaque révélation et dont seul le Coran serait l’exacte copie conforme, les autres livres révélés n’étant alors que des copies altérées par leurs dépositaires. C’est la Matrice/al–umm en Dieu/’inda-hu, S13.V39, qui est immuable, tout comme elle est infinie en possibilités de sens. La Matrice est le potentiel matriciel du Livre, ce Livre qui métaphoriquement représente l’ensemble des révélations transcrites par les réceptionnaires, d’où la majuscule à Livre.
[17] « tout ou partie » : la formulation mâ nansakh min ayâtin a deux significations littérales possibles, soit : « quoi que Nous transférions d’un verset », ce qui peut englober la totalité d’un verset matriciel, ou : « que nous transférions d’un verset », ce qui suppose seulement le transfert d’une partie d’un verset matriciel.
[18] Ce verset ainsi révélé n’est donc pas “meilleur “ que le verset matriciel, mais “meilleur” pour cette nouvelle communauté réceptrice que ne l’était l’expression du même verset matriciel en des révélations précédentes. La comparaison est donc à établir entre les différentes révélations et non pas entre une révélation et la Matrice.
[19] Une théorie de la Révélation est de notre point de vue un préalable indispensable à toute approche du Coran, qu’elle soit exégétique et/ou analytique. Nous avons réalisé cette recherche il y a de nombreuses années, mais n’avons pas jusqu’à présent finalisé sa rédaction publiable.
[20] Répétons-le, quoi qu’on en pense, il n’existe aucun hadîth authentifié remontant au Prophète et en lesquels il confirmerait lui-même, explicitement, que le principe de l’abrogation coranique existe ou que le sens du v106 l’indique. Pareillement, et cela est concrètement encore plus handicapant, aucun hadîth n’indique que tel verset ait été abrogé par tel autre. Or, la seule autorité qui aurait pu avoir valeur en la matière est justement le récepteur de la Révélation, le Prophète Muhammad. De manière logique, si un verset en avait abrogé un autre, alors le Prophète aurait ordonné que l’on ne récitât ni ne transmît le verset abrogé. À contrario, si les versets prétendument abrogés figurent encore dans le Coran, c’est qu’ils n’ont jamais été abrogés par le Prophète, et donc par Dieu.
[21] Nous l’avons signalé, du fait de cette absence totale de preuves scripturaires, l’abrogation est entièrement soumise à l’arbitraire exégétique, chacun abrogeant à l’envi en fonction des opinions de son École, voire de ses idéologies personnelles. Ainsi, l’on put dire qu’avaient été abrogés dans le Coran de 3 à 300 versets. Cette labilité signe à elle seule la vacuité et la vanité de la méthode abrogative.
[22] Plusieurs versets sont en réalité candidatés pour cette opération de nettoyage ethno-théologique : S9.V5 ; S9.V29 ; S9.V36 ; S2.V193.
[23] Néanmoins, du point de vue méthodologique les abrogations classiquement proposées seront systématiquement examinées afin de discerner ce que du sens textuel les exégètes voulurent abroger pour une raison ou une autre et d’observer les contradictions ainsi générées, puis de vérifier de la sorte la solution de Sens littéral qui maintient la cohérence coranique. Enfin, concernant la problématique de la chronologie du Coran, nous ajouterons que l’abrogation participe fortement à la manipulation des chronologies supposées. Car, dès lors que l’Exégèse désira abroger tel verset ou rendre abrogeant tel autre, elle dut établir une hiérarchie chronologique desdits versets et, ce faisant, l’on imagine que l’absence de “calendrier de révélation” facilita grandement les arrangements nécessaires. Là encore, refuser le principe d’abrogation renforce la cohérence du Coran en tant que corpus clos coranique et facilite les opérations chronologiques lorsqu’elles sont utiles à l’analyse contextuelle.