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Concernant notre démarche exégétique, le concept de sens littéral est essentiel. En effet, il justifie à lui seul que les significations des versets coraniques que nous proposons diffèrent généralement de celles que l’on rencontre habituellement. Cette différence provient de ce qu’il ne s’agit jamais pour nous de rechercher une interprétation des versets étudiés ou de citer telle ou telle  exégèse connue, les commentaires coraniques résultant eux-mêmes d’un procédé interprétatif. À l’opposé de ces approches, notre méthodologie d’Analyse littérale du Coran vise à établir la signification des versets en fonction des informations qu’ils délivrent directement. Le sens littéral est ce que le Coran signifie en première intention, avant toute interprétation, et sans recours à d’autres sources informatives que le Coran lui même.  Le sens littéral est donc la compréhension  d’un verset selon lui-même, autrement dit :  « la détermination des faits énoncés selon une compréhension linguistiquement cohérente et non-interprétative ». Ainsi, le sens littéral traduit-il les faits textuels exprimés par le texte et, comme il s’agit de l’unité minimale possible de sens, il peut aussi être qualifié de sens sémique. Comme nous allons le démontrer, le sens littéral est une démarche non-herméneutique dont l’objectif est de parvenir à lire le Coran en amont de l’Islam, au temps encore initial où le texte faisait sens avant que l’Islam ne le prenne en charge. Deux points doivent d’emblée être notés : le sens littéral n’est en aucun cas une interprétation parmi d’autres et il n’est pas non plus à confondre avec le littéralisme. Ces deux affirmations reposent sur une recherche herméneutique critique personnelle nécessitant quelques explications théoriques.

 

• Approche herméneutique

La détermination du sens littéral signifié par un texte supposerait que l’on puisse atteindre une certaine vérité du texte, et ceci est d’autant plus vrai pour le Coran ou tout autre texte sacré. Or, la théorie herméneutique actuellement dominante enseigne que la compréhension d’un texte n’est en réalité que le résultat d’une interprétation propre au lecteur. Le nombre d’interprétations possibles d’un texte serait alors quasi infini puisque seulement conditionné par la capacité interprétative des différents lecteurs. Il n’y aurait donc pas de vérité du texte, ce qui concernant le Coran sous-entendrait qu’il ne délivrerait pas de lui-même un message, mais que le propos perçu ne serait que le fruit de nos interprétations. En arrière-plan, l’enjeu fondamental est le suivant : la vérité existe-telle ? Si l’angle philosophique de la question n’est pas présentement notre objet, concernant le Coran, le sujet est toutefois d’importance. Manifestement, si l’on admet en tant que croyant que Dieu s’est adressé à l’humanité par l’intermédiaire du Coran et si la vérité d’un texte n’existe pas, alors la Révélation n’a aucun intérêt puisque ce n’est pas la signification du message coranique qui parviendra aux hommes, mais les significations issues des interprétations du texte qu’ils auront produites. D’un autre côté, si d’un point de vue de non-croyant le Coran est tout de même le critère fondamental des musulmans, en quoi leur serait-il utile s’il n’est pas possible de saisir le sens voulu par texte coranique lui-même ? Selon la théorie herméneutique, nous serions dans les deux cas face à un système d’interprétations, peu importe “l’auteur” et le “texte”, seul le lecteur créerait du sens et nous devrions nous contenter de naviguer à vue sur une mer illimitée d’interprétations. Comment dès lors prendre avec certitude le Coran pour guide si les directions coraniques sont infiniment multiples et ne dépendent que de nous-mêmes ?!

L’impérative solution à cette problématique revêt deux aspects. D’une part, le dogme herméneutique n’est pas infaillible et nos recherches théoriques montrent quelles en sont les limites et les contradictions internes. Sur ce point complexe, l’on peut se reporter à l’article Herméneutique et Vérité. D’autre part, toute théorie ne peut être validée que si les faits qu’elle suppose peuvent être vérifiés. Or, les faits démentent d’évidence l’axiome herméneutique du « toute compréhension de lecture n’est qu’interprétation ». À ne pas en douter, si je dis : « Demain, j’achèterais un Coran », cet énoncé est univoque et explicite,[1] et ce, quoi qu’en dise l’Herméneutique. Le sens que je voulais exprimer et celui que vous comprenez ne sont qu’un et il ne résulte pas d’une interprétation de votre part, mais de la seule lecture directe et linguistiquement correcte de l’énoncé. Le sens littéral est donc le sens que l’auteur entend signifier en première intention. Pour une analyse plus détaillée du concept de sens littéral mis à jour au sein même de la théorie herméneutique, l’on se reportera à l’article Sens littéral et Vérité du texte.

D’un point de vue herméneutique, la notion de sens littéral s’oppose donc à celle d’interprétation.  Interprétation signifiant en termes herméneutiques compréhension, la notion de sens littéral redéfinit la compréhension d’un texte de manière inverse : « toute solution de sens qui ne soit pas une interprétation ». Pour une analyse avancée des mécanismes de production de l’interprétation et du sens littéral, voir Sens et Interprétation. Déterminer le sens littéral d’un texte revient par conséquent à décoder ce que l’auteur avait signifié selon les règles linguistiques en vigueur. Bien évidemment, cette opération cognitive objective est en permanence menacée par notre nature interprétative. La théorie herméneutique est ici pertinente et instructive : comprendre un texte est une opération fondamentalement conditionnée par un système d’interactions complexes entre le texte et l’ensemble des informations qui nous construisent : nos connaissances, nos certitudes, nos doutes, nos croyances, nos préjugés, notre être au monde. Écrire juste et comprendre vrai est donc un combat contre notre entropie interprétative ontologique. On l’aura compris, le concept de sens littéral ne relève pas d’une anti-herméneutique. Bien au contraire, ce concept tient compte des avancées herméneutiques quant aux mécanismes de compréhension d’un texte tout en refusant légitimement que toute compréhension ne soit qu’une interprétation parmi d’autres. Autrement formulé, si toute interprétation est une compréhension, toute compréhension n’est pas nécessairement une interprétation. Aussi, la détermination du sens littéral à partir de la mise en œuvre de la méthodologie dite Analyse Littérale du Coran est-elle à proprement la définir une démarche non-herméneutique. Sur la justification de cet aspect spécifique voir Sens et Interprétation, paragraphe 7.

Quant à la question de la vérité du texte que nous avons posée en introduction de ce chapitre, la déconstruction critique de la théorie herméneutique et la mise en évidence tant théorique que pragmatique du sens littéral permettent d’apporter la réponse suivante : il n’existe pas de Vérité du texte, absolue, mais bien une vérité textuelle, relative représentée par le sens littéral. Sur ce point nous renvoyons à nouveau à l’article Sens littéral et Vérité du texte.

 

• Approche exégétique

Concrètement, parvenir à déterminer le sens littéral des versets coraniques revient ni plus ni moins à comprendre le message originel que le Coran a pour mission de délivrer à ceux qui le lisent. Cela sous-entend qu’il faille lire et comprendre le Coran par lui-même et en lui-même, ce que l’on appelait autrefois, tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân, objectif exégétique qui en réalité n’a jamais été mis en œuvre.[2] En effet, les différentes exégèses qui ont été produites ne sont que des interprétations du texte coranique destinées à mettre le Coran en conformité avec les points de vue de l’Islam. Nous explicitons cette circularité  herméneutique établie entre l’Islam et le Coran et traitons de ses conséquences en : Le Coran et l’Islam. En pratique, ce système d’interprétation produit du  sens à partir de données extra-coraniques, lesquelles à l’heure actuelle peuvent être regroupées en sept sources intertextuelles : le corpus hadistique ; les circonstances de révélation ; les Sîra ; le corpus juridico-canonique ;  le corpus exégétique ; le corpus biblique ;  le corpus islamologique. Pour l’analyse critique et documentée de ces sources intertextuelles, voir Intertextualité, critique des sources exégétiques et de manière plus avancée :  Méthodologie d’Analyse Littérale du Coran : partie B ; 3.b.1 ; 3.b.2 ; 3.b.3.

Par le recours à ces sources intertextuelles, plus de mille ans d’exégèse ne nous ont donc proposé que des commentaires interprétatifs au service de l’orthodoxie islamique. Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que cet ensemble exégétique soit relativement homogène de propos et fournisse l’illusion d’une concordance entre le Coran et l’Islam : le Coran semble dire ce que l’Islam est, alors qu’en réalité c’est l’Islam qui dicte et impose ses propres postulats et significations au Coran, voir Le Coran et l’Islam. À l’évidence, selon ce principe exégétique, comprendre le Coran revient à en rechercher le sens non pas par le texte coranique lui-même, mais au moyen de ces différents avis. Aussi, ce n’est plus le Coran qui sert de support à sa propre compréhension, mais cette vaste production extra-coranique. Or, ces avis, qui pourtant font autorité, se substituent dans les faits au sens littéral du Coran et, tout respectables qu’ils soient, ces divers jugements n’expriment que les opinions de leurs auteurs. D’un point de vue musulman, ce sont ainsi les paroles des hommes qui se substituent à la « Parole de Dieu ». D’un point de vue purement rationnel, l’on doit admettre que la manière de comprendre le Coran de ces exégètes était conditionnée par la culture et le monde selon lesquels ils pensaient, ce qui de toute évidence  s’oppose au caractère intemporel et universel du message coranique. À l’opposé, nos travaux le démontrent en permanence, le sens littéral n’est par principe que le reflet de l’intemporalité et de l’universalité du message coranique.

Nous préciserons que lorsque la démarche exégétique interprétative est clairement assumée elle constitue le littéralisme. Comme nous venons de l’expliciter, cette approche intertextuelle superpose systématiquement au sens d’un verset un propos, un récit ou des circonstances d’énonciation[3] externes au corpus coranique. Le lecteur ne recherche donc plus l’intention du texte, mais, à son insu le plus souvent,  surimpose textuellement l’intention des auteurs de ces références exégétiques, sur ce point voir : Sens littéral et Littéralisme. Il est ainsi créé l’illusion d’une fidélité à la lettre alors même que les sens fournis par ce littéralisme sont indépendants du texte coranique. Ce mécanisme de permutation intertextuelle caractérise le littéralisme et le distingue donc fondamentalement du sens littéral tel que nous le définissons : recherche intratextuelle du sens coranique. Le processus de détermination du sens littéral passe donc nécessairement par un strict retour au texte coranique.

 

• Approche méthodologique

De ce qui précède, il ressort que la compréhension du Coran par lui-même est une approche pleinement intratextuelle destinée à déterminer le sens littéral d’un verset uniquement à partir des éléments de compréhension fournis en ce verset ou en d’autres. Méthodologiquement, cette détermination du sens littéral implique trois principes indissociables :

1– Le Coran est un corpus clos. La démarche intra-coranique suppose impérativement que le Coran soit un corpus clos, c’est-à-dire un document scripturaire suffisant par lui-même à la détermination intratextuelle de ses significations, voir : Le Coran en tant que corpus clos. De cet axiome découle l’importance méthodologique de l’analyse contextuelle, cf. L’Analyse contextuelle.

2– Les cinq postulats coraniques.  La détermination du sens littéral coranique suppose que le Coran réponde à cinq postulats :

1 – Le Coran est explicite

2 – Le Coran est univoque

3 – Le Coran est cohérent

4 – Le sens du Coran est intemporel

5 – Le sens du Coran est universel

Ces cinq axiomes sont donnés par le Coran lui-même, cf. Les cinq postulats coraniques du sens littéral. Ce positionnement explique une des différences fondamentales entre sens littéral et interprétation. Selon la théorie herméneutique elle-même, et sur ce point l’on ne peut que la valider, l’interprétation suppose qu’un texte ne soit par nature jamais univoque et, conséquemment, peu ou pas explicite, cf. Sens et Interprétation. De plus, chaque interprète produisant du sens en fonction d’acquis et prérequis qui le construisent et l’animent, les significations-interprétations ainsi créées seront liées à un temps et une culture. Tous les commentaires du Coran sont donc des interprétations puisqu’ils ne respectent pas un ou plusieurs de ces postulats, cf. idem.

3– L’Analyse littérale du Coran. La détermination du sens littéral impose logiquement de court-circuiter tous les mécanismes producteurs d’interprétations. Cet objectif impose que la compréhension d’un texte soit contrôlée tout au long du processus cognitif suivi. Nous avons donc élaboré une méthodologie d’analyse littérale du Coran rationnelle permettant la détermination rigoureuse du sens littéral des versets étudiés. Cette méthode de décryptage suit un processus algorithmique en cinq étapes :

1– Analyse lexicale

2– Analyse sémantique

3– Analyse contextuelle

4– Analyse de la convergence coranique

5– Résolution du sens littéral.

L’importance des principes et notions mis ici en œuvre explique que nous renvoyons à deux articles complémentaires. Le premier aborde la méthode de manière résumée et à pour titre Analyse littérale du Coran, le second est l’exposé systématique et complet de ladite méthodologie, il a pour titre  Méthodologie d’Analyse Littérale du Coran.

 

Synthèse et conclusions

Le sens littéral d’un verset est ce qu’il signifie avant toute interprétation. Le sens littéral correspond à la conjonction de l’intention de l’auteur/intentio auctoris , de l’intention du texte/intentio operis  et de celle du lecteur/intentio lectoris. Sur ce point voir : Les trois intentions herméneutiques.  Du point de vue conceptuel, le sens littéral s’appuie sur une critique rationnelle et mesurée de l’herméneutique contemporaine corrigeant les excès de ce quasi dogme. De la sorte, notre recherche a permis de mettre à jour un espace de sens passé sous silence au détriment du règne du tout interprétation. Autrement formulé, si             comprendre est dans les faits interpréter, les faits et leur théorisation indiquent que toute compréhension d’un texte n’est pas nécessairement une interprétation, et tel est bien le cas du sens littéral qui de ce fait est non-herméneutique et non-interprétatif.

La détermination du sens littéral est intratextuelle, c’est-à-dire qu’elle ne repose que sur des données exclusivement fournies par le Coran, autrement dit : il ne sera pas fait appel à des sources externes. À l’inverse, les interprétations sont intertextuelles, c’est-à-dire construites à partir d’éléments extérieurs au texte coranique qui vont lui être plus ou moins substitués ; voir : Interprétation du Coran et intertextualité. Le sens littéral est obtenu par la mise en jeu de l’Analyse Littérale du Coran, processus systématisé suivant les cinq étapes mentionnées ci-dessus. L’application de cette méthodologie pour chacun des versets que nous présentons sur ce site caractérise notre travail “exégétique”. Cette démarche est scientifique puisqu’elle fait la preuve de ce qu’elle avance et que chacun peut vérifier l’exactitude ou les erreurs à chacune des étapes suivies, le sens littéral est donc partageable.

Il convient de le souligner, la notion de sens littéral n’est ni une fin en soi, ni un retour en arrière. En effet, d’une part, le sens littéral n’est pas établi à partir de circonstances historiques, il ne s’agit donc pas d’un sens supposé à l’origine et que l’on pourrait historiciser pour aboutir de la sorte à ce que le propos coranique soit strictement limité aux conditions en lesquelles il s’est exprimé. D’autre part, puisque le sens littéral est déterminé contextuellement, c’est-à-dire en fonction des différents niveaux de contextes textuels, il ne fait réellement sens qu’en fonction de la paradigmatique coranique en laquelle il s’insère, et ce fait est pleinement herméneutique. Loin de créer une circularité d’enfermement intra-coranique, ce qui serait extrêmement limitatif, s’offrent dès lors deux alternatives : utiliser ces faits littéraux en un système personnel d’interprétation ou bien en fonction des paradigmes coraniques, eux-mêmes issus d’une application extensive de l’analyse littérale au Coran. L’on peut de même supposer que ces données brutes littérales fournissent une base permettant une compréhension intemporelle et universelle du message délivré,

Au final, il ne s’agit pas pour nous d’interpréter le Coran en fonction de ce que nous croyons être vrai ou bon, mais de parvenir au sens littéral du Coran. L’appareillage technique de l’Analyse littérale du Coran n’est ni dogmatique ni paradigmatique et, en conséquence, tout un chacun est en mesure de l’utiliser. Le sens littéral est à l’image du Coran : explicite, univoque, cohérent, intemporel et universel. Aussi, lorsque le sens littéral diverge d’avec les interprétations classiquement admises, ses caractéristiques et son caractère rationnel et littéral en font un critère coranique rigoureux permettant l’examen critique de nombreuses affirmations de l’Islam. C’est à partir de cette écoute initiale du message coranique que nous pouvons penser notre Islamité à la lumière du Coran.

Dr al Ajamî

[1] Remarque : pour qu’un texte soit interprétable il faut qu’il comporte un certain degré de polysémie ou d’ambiguïté ou d’implicite. Ce n’est pas ici le cas, et toute interprétation proposée serait donc de type paranoïaque : « Il dit ça, mais il ne va pas le faire ; Il ne va pas l’acheter, mais le voler ; Il dit un Coran, mais c’est peut-être autre chose », etc.

[2] Ibn Taymiyya a déclaré à ce sujet : « Le meilleur tafsîr du Coran est celui du Coran par lui-même, tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân, mais parce que celui-ci est extrêmement délicat à réaliser, il est préférable de choisir l’explication s’appuyant sur l’information remontée au Prophète ou, à défaut, aux trois premières générations dites des pieux salafs. » Cf. al–Ḥâfiẓ Ibn Kathîr, Tafsîr al–qur’ân al–‘aẓîm, Dâr al–ḥadîth, Le Caire, Vol I/IV, p. 8.

[3] Concernant l’exégèse littéraliste du Coran, les circonstances d’énonciation sont réduites au sabâbu–n–nuzûl ou « circonstances de révélation ». L’ensemble de ses sources relève de la construction a posteriori de situations supposées être celles de la révélation de tel ou tel verset ou passage. Ce sont des supports scripturaires forgés afin de soutenir de l’opinion de l’exégète et de l’Exégèse. Voir Intertextualité, critique des sources exégétiques.