Nous avons vu que l’Analyse lexicale renvoie principalement à la polysémie des termes et des locutions. L’analyse sémantique renvoie quant à elle à l’aspect énonciatif de la polysémie et il s’agit logiquement de la deuxième phase de l’Analyse Littérale du Coran. Cette approche ne permet pas de déterminer directement le Sens littéral, mais l’ensemble des significations possibles. Ceci étant précisé, l’analyse sémantique repose sur le recours aux règles grammaticales et syntaxiques mises en œuvre dans le Coran, ce qui appelle quelques remarques.
1 – La langue coranique
Elle ne doit pas être confondue avec l’arabe dit classique, c’est-à-dire la langue arabe post-coranique qui n’est en réalité que la normalisation de l’arabe employé dans le Coran. Ainsi, l’arabe coranique a-t-il conservé des spécificités dont il faudra savoir tenir expressément compte. Ceci explique que d’aucuns parmi les islamologues puissent qualifier d’erreurs ou d’incorrections certaines « singularités » de l’arabe du Coran. De fait, si sa morphologie et celle de l’arabe classique sont identiques, la syntaxe du Coran tout comme ses nombreuses caractéristiques orthographiques témoignent d’un état antérieur de la langue arabe. De même, style et rhétorique du Coran ont des particularités comme l’énallage,[1] mais aussi l’ellipse, l’hypallage et les syllepses. La concision coranique est ainsi parfois extrême et l’ensemble concourt à une quintessence d’expression dite i’jâz.[2] Pareillement, les différences grammaticales d’avec l’arabe dit classique sont nombreuses, notamment les accords adjectivaux, verbaux, nominaux, pronominaux, que ce soit en genre ou en nombre, mais aussi les règles régissant l’accusatif et le nominatif. Enfin, l’emploi des temps dans le Coran est plus irrégulièrement modal et indéterminé que ceux retenus par la codification de la langue classique. Malgré tout, ce n’est point uniquement sur ces différences que la compréhension sémantique du Coran repose, mais bien évidemment sur les règles grammaticales et syntaxiques de l’arabe classique. Au final, il s’agira donc de toujours aborder le texte coranique en veillant à rechercher ces spécificités. Cette attitude se doit d’être systématique, et l’un des principaux signaux d’alerte sera la présence apparente d’une contradiction intratextuelle/tanâquḍ.
2 – Méthodologie de l’analyse sémantique
Outre la prise en compte des données linguistiques précédentes, nous soulignerons les points suivants :
– Premièrement, l’étude sémantique ne peut être envisagée qu’en langue arabe même s’il a été fait appel par le biais de l’analyse lexicale aux lexiques bilingues. Il n’est guère concevable d’analyser l’ensemble des significations possibles d’un texte coranique par le biais des traductions qui en sont proposées puisque toute traduction découle nécessairement d’un choix interprétatif réducteur préétabli. Il ne s’agirait donc en ce cas que de l’analyse linguistique d’une interprétation et, qui plus est, en une autre langue, nous serions là en une véritable impasse méthodologique. Or, il est plus que fréquent de lire de nouvelles propositions de sens, ou la ressuscitation d’anciennes exégèses interprétatives, par le biais d’une analyse textuelle appuyée sur une traduction et articulée sur l’exploitation lexicale arabe d’un seul terme. Méthodologiquement, ce type d’approche partielle permet l’ampliation de la polysémie textuelle, mais de manière partiale. Néanmoins, la traduction, en tant qu’acte cette fois, est bien évidemment indispensable en notre perspective de production francophone, mais pour éviter l’écueil que nous venons d’évoquer,nous situerons cette opération lors de la dernière étape de notre processus analytique.
– Deuxièmement, c’est à cette phase d’analyse sémantique, et uniquement là, que l’on aura recours au corpus interprétatif. À savoir, la somme des interprétations qui ont été fournies par l’Exégèse classique, mais aussi les exégèses contemporaines et les exégèses islamologiques. Nous préciserons que cette recherche ne tient pas compte de la langue en laquelle lesdites informations sont formulées. De même, toutes les traductions du Coran sont à considérer comme autant d’exégèses.
3 – Application méthodologique
À titre d’illustration, étudions l’exemple suivant : si l’on s’en réfère aux exégèses dominantes, nous lisons : « Ne faiblissez pas, et n’appelez pas à la paix quand vous êtes en position de force. Dieu est avec vous, et Il ne laissera pas vos œuvres vaines. », S47.V35. Mais en S8.V60-61 nous trouvons : « Rassemblez contre eux vos forces…mais s’ils inclinent à la paix, alors incline à celle-ci et place ta confiance en Dieu… » La contradiction est patente, d’une part il est dit que l’on devrait combattre jusqu’au bout un adversaire plus faible que soi alors même qu’il offre sa reddition et, d’autre part, qu’en ce même cas l’on doit cesser le combat et accepter de négocier la paix. Or, syntaxiquement, le segment clef de S8.V61 est univoque : wa in janâḥû li-s–salmi fa-jnaḥ la-hâ/s’ils inclinent à la paix, alors incline à celle-ci, le sens apparent est clair. Par contre, en S47.V35 le segment semblant contraire présente une ambiguïté grammaticale et syntaxique liée à l’état particulier de la langue coranique préclassique. En effet, en fa-lâ tahinû wa tad‘û ilâ–s–salmi, si fa-lâ tahinû exprime bien un impératif négatif [3] : ne faiblissez pas, le segment wa tad‘û pose problème. Nous notons qu’il est introduit par la simple copule de conjonction « wa » et n’est précédé d’aucune particule de négation à la différence du verbe précédent négativé par la particule « lâ ». Deux lignes de sens se dessinent alors : celle qui respecte cette absence de négation et celle qui suppose que tad‘û est gouverné par une préposition sous-entendue.
– Dans le premier cas, deux possibilités :
- a) – ne faiblissez pas et appelez à la paix
- b) – ne faiblissez pas et appelle à la paix[4]
– Dans le deuxième cas, en fonction de la préposition supposée sous-entendue plusieurs possibilités s’offrent :
1) – Si l’on suppose que la négation « lâ » afférée au premier verbe tahinû gouverne aussi le verbe tad‘û : « fa lâ tahinû wa [lâ] tad‘û » l’on comprend alors ne faiblissez pas, et n’appelez pas à la paix.
2) – Si l’on suppose que le verbe tad‘û est au subjonctif et que la particule gouvernant ce subjonctif, elle aussi sous-entendue, serait « in »[5] alors le sens devient : et que vous ne faiblissez pas et que si [in] vous appelez à la paix […sachez que] Dieu est avec vous.
3) – Si l’on suppose le recours à la particule « an » appelant elle aussi le subjonctif, l’on obtient : ne faiblissez pas, et que [an] vous appeliez à la paix quand vous êtes en position de force [sachez que] Dieu est avec vous… »
4) – Si l’on considère l’existence d’un subjonctif de substitution[6] pour le verbe tad‘û, le sens serait alors ne soyez pas faibles à leur égard, et vous les appelez à la paix et à la conciliation.
En résumé, cet “archaïsme” grammatical et syntaxique explique qu’il y ait une contradiction apparemment possible entre les deux versets que nous avons pris comme référents et il semblerait que nous ne puissions trancher entre l’appel à la paix et son contraire. Or, nous pouvons supposer, sans même postuler du principe de non-contradiction coranique, que le sens voulu est fourni par celui de ces deux versets qui ne présente aucune ambiguïté sémantique : « Rassemblez contre eux vos forces…mais s’ils inclinent à la paix, alors incline à celle-ci, et place ta confiance en Dieu… », S8.V60-61, ce qui amène alors à comprendre de manière identique l’autre passage : « Ne faiblissez pas, et appelez-les à la paix quand vous êtes en position de force. Dieu est avec vous, et il ne laissera pas vaines vos œuvres. », S47.V35, ce que la structure particulière de ce verset permet sans interprétation. De plus, la structure rhétorique de ces deux versets est similaire et l’on constate pour le premier une énallage/iltifât puisque l’adresse est initialement collective « rassemblez contre eux vos forces » et qu’ensuite l’ordre s’adresse à un unique allocutaire « alors incline à celle-ci ».
Si par suite, nous appliquons la phase trois d’Analyse contextuelle, nous constatons que le contexte d’énonciation de ces deux versets indique que Muhammad est impliqué dans les deux situations, il est donc logique et cohérent que nous retenions la solution de sens b) : « ne faiblissez pas, et appelle à la paix quand vous êtes en position de force ». Ceci s’explique aisément du fait que si l’effort au combat est collectif, d’où le pluriel, la décision et la conclusion de la paix n’appartenaient en ces temps-là qu’au Prophète, ce qui justifie alors l’emploi du singulier. Pour S47.V35, la solution de Sens littéral est donc : « ne faiblissez pas, et appelle à la paix quand vous êtes en position de force ».
Conclusion
Du point de vue méthodologique, les résultats des étapes d’analyse lexicale et d’analyse sémantique permettent de réaliser un recensement général des significations possibles sans être pour autant généralement suffisantes d’un point de vue méthodologique pour distinguer la solution de sens correspondant au sens littéral. Les différentes significations ainsi mises à jour devront par la suite être examinées lors de la phase d’Analyse contextuelle. C’est cette étape essentielle de réduction de la polysémie sémantique énonciative résiduelle qui rend possible l’identification du Sens littéral.
Dr al Ajamî
[1] Procédé littéraire bien connu des premiers exégètes sous le nom d’iltifât dont les exemples dans le Coran se comptent par centaines et concernent des permutations pronominales, mais aussi des changements d’accords verbaux, numéraux, de temps, de destinataire.
[2] Précisons que le terme-concept i‘jâz qualifie initialement la précellence linguistique du Coran, ce n’est que vers les IIIe et IVe siècles de l’Hégire que ce concept prit la forme plus théologique et apologétique d’insupérabilité ou inimitabilité du Coran.
[3] Cet impératif est obtenu en ce cas par le recours au mode dit apocopé, al–muḍâri‘ al–majzûm.
[4] Explication donnée par Tabarî. Ce passage à la deuxième personne du singulier, au lieu de la deuxième du pluriel généralement retenue, demande explication. Nous l’avons justifié, il n’y a pas à penser que le Coran puisse avoir été rigoureusement orthographié selon des normes qui lui sont postérieures et, notamment, la lettre « alif », quelle que soit sa position dans le mot y est singulièrement fort défectueuse ; nous trouvons donc cet alif en fin du verbe conjugué tad‘û/ تَدْعُوا. De règle, il signe en cette situation la deuxième personne du pluriel, mais en S70.V17 nous notons sa présence en تَدْعُوا مَنْ أَدْبَرَ وَتَوَلَّى, ce qui se prononce pourtant tad‘u man adbara wa tawallâ et se traduit : Il appelle celui qui se détourna et se déroba » sans qu’il n’y ait en ce cas contextuellement de doute sur le singulier, il y a donc ici une “anomalie” similaire. D’autres exemples peuvent être référencés pour ce type de verbe, comme pour le verbe talâ/تلى en S2.V219.
[5] Cette particule introduit le subjonctif, mais a aussi valeur d’hypothétique.
[6] an–naṣbu ‘alâ-ṣ-ṣarfi.