La notion même d’intertextualité ouvre le champ coranique à de multiples labours où, si l’on connaît d’avance ce que l’on sème, il est moins sûr que l’on sache ce que l’on récolte.
En l’article Interprétation du Coran et intertextualité, nous avons montré que l’exégèse du Coran, qu’elle soit classique, contemporaine ou islamologique repose fondamentalement sur l’intertextualité. Nous entendons par là l’existence d’un vaste corpus extra-coranique : les sources exégétiques, fournissant des interprétations du Coran auxquelles les exégètes se réfèrent. En pratique, l’ensemble des commentaires/tafsîr du Coran ne s’intéresse pas directement à la lettre du texte coranique, mais procède par interprétation et, contrairement à l’idée reçue, il en est de même pour ce que l’on nomme improprement le littéralisme, voir : Sens littéral et Littéralisme. Étant donné que notre recherche porte sur le Sens littéral des versets coraniques, sens non interprétatif et non-herméneutique, nous avons analysé de manière critique le processus d’interprétation afin d’élaborer une stratégie analytique permettant d’en supprimer l’activité lors de la détermination dudit sens littéral, cf. Analyse Littérale du Coran. Par ailleurs, nous avons étudié les deux aspects du phénomène, l’interprétation du point de vue herméneutique et l’interprétation en tant que méthodologie d’exégèse, voir : L’Interprétation. Au final, cette série d’articles démontre clairement le lien exégétique entre interprétation et intertextualité. C’est le rapport constant à ces sources exégétiques interprétatives qui constitue l’intertextualité. En pratique, ce corpus intertextuel exprime un ensemble d’interprétations que l’exégète superpose sélectivement au texte coranique afin d’induire notre compréhension des versets. En ces conditions, le texte coranique n’est qu’un pré-texte, voire un prétexte, et le sens du texte ne nous est pas directement accessible. Nous nous intéresserons donc présentement à l’étude critique de la composition de ce corpus intertextuel, corpus non-coranique dont le poids sur la compréhension du Coran est extrême. En effet, ces (pré)textes exégétiques se sont dans les faits substitués à toute analyse du texte coranique au point que les récuser est acte d’impiété, de lèse-exégèse. Nulle par ailleurs dans le domaine de l’Islam les lourdes « portes de l’ijtihâd » n’ont enfermé avec autant de force l’oiseau de la raison.
Ceci étant, les sources exégétiques peuvent être classées en cinq catégories : les hadîths exégétiques prophétiques et les propos/khabar de Compagnons ; les circonstances de révélation/asbâb an–nuzul ; l’hagiographie prophétique/Sîra ; les avis exégétiques/aqwâl d’autorités anciennes ; les isrâ’îlliyyât/sources judéo-chrétiennes. Comme nous allons le constater, il apparaît que ces sources intertextuelles, à bien en comprendre l’origine, ne sont pas indépendantes de la volonté d’interprétation des premières générations d’exégètes.
1 – Les hadîts exégétiques prophétiques
Il s’agit de hadîths censés fournir l’explication de tel ou tel verset. Selon les exégètes, ces hadîths représentent en théorie le cas de figure idéal quant à la compréhension du Coran. D’une part, ceci implique tout de même que nous n’aurions pas à comprendre le texte coranique par nous-mêmes ou selon le texte lui-même, mais en fonction d’un argument d’autorité. Ce, alors même que le Coran nous appelle à fournir un effort personnel de compréhension : « Livre béni que Nous t’avons révélé afin que réfléchissent et méditent ses versets les doués de raison. », S38.V29, et que parallèlement il n’attribue au Prophète que la fonction de transmetteur et non celle de commentateur : «…car ne t’incombe que la transmission [du message]… », S3.V20. D’autre part, nous sauvant d’une abdication intellectuelle programmée, et contrairement à l’illusion soigneusement entretenue, nous ne disposons pas en réalité d’un « tafsîr du Prophète ». En effet, seul al Bukhârî parmi les compilateurs du Hadîth s’est vraiment intéressé à la question en y consacrant un chapitre de son « Ṣaḥîḥ ». Selon le spécialiste de al Bukhârî, le célèbre Ibn Ḥajar en son Fatḥ al–Bârî, ce chapitre dédié comporte 548 hadîths attribués au Prophète Muhammad. Mais, une fois éliminés les hadîths répétés, ceux aux chaînes de transmission interrompues, il ne reste au final qu’une petite trentaine de hadîths qui pourraient remonter au Prophète ! Une première conclusion, ceci confirme que le Prophète Muhammad n’a été chargé que de transmettre le Coran, pas d’en faire l’exégèse. Deuxièmement, à bien les examiner, ces hadîths sont manifestement et très majoritairement des interprétations et, pour le reste, soit des paraphrases, soit des commentaires lexicaux. Un exemple d’interprétation concernant la sourate 108 en laquelle figure le terme-clef kawthar qui en arabe signifie, grand nombre, aisance, abondance. Mais, l’Exégèse fait recours à un hadîth où Anas dit : « Lorsque le Prophète fut transporté aux cieux, il dit : Je suis parvenu à un fleuve dont le deux berges étaient couvertes de dômes en perles creuses. Je demandais alors à Gabriel ce que cela était, et il répondit : C’est al–kawthar. » Ainsi, par le recours à cette source extra-coranique, un nom propre signifiant abondance devient le nom d’un fleuve du Paradis. Seule l’interprétation apportée par cette intertextualité justifie une telle permutation de sens, modification qu’en réalité aucun argument lexical ou logique ne justifie. Si n’était le besoin de trouver artificiellement un soutien coranique à l’invention de l’ascension du Prophète, épisode non-coranique, rien n’expliquerait que l’on ait imaginé ce transfert de sens. Paradoxalement, c’est l’intrusion de cette interprétation se voulant explicative qui, par la suite, a rendu très compliquée la compréhension de cette courte sourate, laquelle, sans cela, s’entend très simplement.
La deuxième catégorie de hadîths exégétiques est représentée par les khabar ou propos des Compagnons ou de la génération ayant suivi. Ils sont eux aussi principalement compilés dans les recueils de hadîths. Al Bukhârî recense près de 600 de ces propos exégétiques. Techniquement, ils se présentent au mieux sous forme de propos/khabar émanant du jugement personnel des Compagnons du Prophète, Ibn ‘Abbâs étant le prête-nom le plus connu de ces interprétations. Conséquemment, l’on rencontre très fréquemment deux interprétations contraires d’un même verset et toutes deux parfois attribuées au même rapporteur. Ceci s’explique par le fait que divers exégètes ont imaginé ces interprétations selon leurs opinions personnelles et en des temps et lieux divers, d’où le fait qu’elles peuvent avoir été attribuées en ordre dispersé à un même rapporteur. Globalement, la mise en ordre du demi-million de hadîths produits, intervenue au IIIe siècle, n’est pas parvenue à masquer totalement les preuves de la construction du Hadîth postérieurement au Prophète ; le Hadîth témoigne donc contre lui-même !
Au total, l’ensemble des interprétations fournies par les hadîths exégétiques ne couvre au mieux que 1% du texte coranique ! Là encore, très faible apport, souffrant de plus de la carence méthodologique propre à la formation et la collecte du Hadîth.
2 – La Sîra
L’apport exégétique de la Sîra en tant que source intertextuelle d’interprétation est beaucoup plus important qu’il n’y paraît. Concrètement, la Sîra est un ensemble d’hagiographies écrites un siècle et demi après le décès du Prophète Muhammad pour expliquer, donner vie, à des éléments biographiques auxquels le Coran ferait seulement vaguement allusion. L’intention est double puisque ces récits sont aussi destinés à élaborer une mythologie prophétique absente du Coran, mais nécessaire au rôle central que la construction de l’Islam a réservé à la figure du Prophète Muhammad. Notons que cette démarche est identique à celle qui a présidé à la rédaction des Évangiles en lien avec la construction du christianisme. Quoi qu’il en soit, la Sîra est donc déjà une interprétation du Coran, plus ou moins romancée, et induisant fortement notre compréhension lorsque nous le lisons. Citons, entre autres très nombreux exemples, la célèbre scène de la grotte de Ḥira. Ainsi, la présence de Muhammad et de Gabriel, l’étreinte qui s’en suivit, les hésitations, le balbutiement initial, etc., naissent en notre esprit à la simple lecture du mot iqra’. Ce, alors même que nulle part le Coran ne fait allusion à cet évènement ni n’indique qu’il s’agirait là de la première révélation reçue par le Prophète ! La puissance évocatrice du cercle herméneutique généré par cette intertextualité est telle que nous ne pouvons comprendre autrement ce simple mot : iqra’. En ce cas, l’intertextualité induit donc bien notre compréhension du Coran à partir d’un récit interprétatif extra-coranique, compréhension alors indirecte et herméneutique. Pour l’analyse littérale du verset en question, laquelle déconstruit ce cercle herméneutique, et par conséquent la mythologie de cet évènement fondateur de l’Islam, voir : La première révélation du Coran selon l’Islam ? .
3 – Asbâb an–nuzûl/circonstances de révélation
L’influence interprétative des circonstances de révélation est telle en exégèse musulmane et islamologique que nous leur avons consacré un article d’analyse critique, voir : Circonstances de révélation ou révélations de circonstance ? [1]
Présentement, nous nous limiterons donc à un rappel technique. Par définition, les circonstances de révélation se présentent sous forme de récit précisant en quelles circonstances fut révélé tel ou tel verset. En réalité, en Circonstances de révélation ou révélations de circonstance ? nous montrons que les « circonstances de révélation » ne sont que des constructions intertextuelles destinées par une contextualisation artificielle à favoriser telle ou telle interprétation d’un verset. L’impact de cette contextualisation des versets est d’autant plus négatif qu’il efface la fonction signifiante des différents niveaux contextuels en lesquels s’insèrent les versets. Sur l’importance des contextes coraniques intratextuels en notre Analyse Littérale du Coran et sur la différence entre contexte d’énonciation des versets et contextualisation des versets, voir : L’Analyse contextuelle.
4 – Les isrâ’îlliyyât
Par ce terme générique sont classiquement désignés les emprunts faits aux corpus exégétiques bibliques, de la Mishna et du Talmud, et plus marginalement d’autres traditions orientales. L’on en a fait une spécialité de prête-noms bien connus tel Ibn ‘Abbâs, Abû Horayra et son mentor Ka‘b al–Aḥbâr. Ce dernier, rabbin converti à l’Islam après la mort du Prophète dit-on, est une importante source de l’exégèse classique. Pour autant, comme ces isrâ’îlliyât ont été parfois critiquées, il est aussi l’archétype du juif qui aurait infiltré l’exégèse musulmane. En toute logique, l’on se demande comment de doctes juifs auraient pu alimenter l’exégèse musulmane sans que ce ne soit nos exégètes eux-mêmes qui aient recherché et importé ces interprétations judéo-chrétiennes. En effet, lorsque le Coran mentionne ce qui ressemblerait à des reprises des récits de la Bible, il ne le fait que très partiellement et allusivement. Or l’Exégèse a horreur du vide, les commentateurs ont donc cherché dans ces corpus bibliques les détails qui ne figuraient pas dans le Coran. De la sorte, ils ont réinjecté dans la compréhension du Coran lesdites interprétations de la mythologie judéo-chrétienne. Tout comme la Sîra est une somme d’interprétations permettant la construction du mythe muhammadien, les isrâ’îlliyât ont permis l’élaboration et la mise en scène d’une riche mythologie des prophètes antérieurs. Ce faisant, cette abondante intertextualité extra-coranique mise en œuvre par l’exégèse musulmane a totalement raté l’objectif visé par le Coran. Effectivement, lorsque le Coran revisite ces antiques récits prophétiques bibliques il le fait de manière extrêmement critique et ne cite que les éléments signant à contrario la déconstruction de ces mythologies sans fondement, cette démarche coranique réalise donc en réalité une pseudo-intertextualité et une véritable une critique déconstructive intertextuelle. Le but de cette déconstruction coranique est de favoriser la compréhension de l’essentiel : le message monothéiste au travers de l’histoire de la révélation de Dieu au fil des âges ainsi que la constante réaction négative de la majorité des hommes. Contre donc la démarche critique du Coran, les conclusions et les conséquences importantes de la déconstruction coranique de ces diverses interprétations, toutes déviations de la vérité originelle, ont été de facto gommées par la démarche inverse, antérograde et rétrograde, de l’Exégèse musulmane. Par contre, l’établissement du Sens littéral, intratextuel et non-interprétatif permet l’analyse hors du faisceau d’interprétations des isrâ’îlliyât défendu par l’Exégèse. Ainsi, il devient possible de tirer les enseignements nécessaires qui découlent de cette démarche coranique si particulière et, de la sorte, retrouver le message premier délivré par le Coran.
5 – Les aqwâl
Nous ne nous attarderons pas sur les aqwâl ou avis exégétiques. De manière globale et constante, ces opinions d’autorités classiques sont fondées sur l’interprétation de matériaux issus des quatre catégories intertextuelles interprétatives que nous venons d’envisager. Contre le Coran qui enjoint tout lecteur à comprendre son message directement et sans intermédiaires, nous l’avons rappelé ci-dessus, s’est ainsi constitué un véritable clergé, une caste exégétique s’étant déclaré seule garante et dépositaire du sens de la Révélation. Tout en dépossédant les lecteurs de leur compréhension du Coran, ce corps exégétique a substitué au Texte le corpus de leurs interprétations, le tafsîr constituant de la sorte une autre intertextualité. Sur l’auto-adoubement du clergé exégético-juridique et leur accaparation de la Parole au détriment de la relation personnelle à la Révélation des musulmans, voir : Les oulémas sont-ils les héritiers des prophètes ?
Conclusion
C’est donc sans difficulté que cette revue des sources extra-coraniques met en évidence le rôle de l’intertextualité tant dans l’Exégèse classique qu’au demeurant contemporaine. Cet immense corpus n’est en réalité que la cristallisation écrite et canonisée de l’ensemble des interprétations produites à titre de compréhension et d’explication du Coran.[2] De ce fait, pour que chacun puisse comprendre directement le Coran, il est impératif de ne pas faire recours à l’Intertextualité, source majeure de l’Interprétation. Il est donc attendu que la notion de Sens littéral soit intratextuelle et repose sur une démarche d’analyse à même de court-circuiter l’ensemble des processus d’interprétation, voir : Sens littéral et Intratextualité.
Dr al Ajamî
[1] Confer aussi à Méthodologie d’Analyse Littérale du Coran, paragraphe 3. b. 2 – Les sources historiques. L’on pourra de même se reporter à un article personnel anciennement publié sur feu le site Oumma : Comprendre le Coran. Authenticité des circonstances de révélation (Partie 3) : https://oumma.com/comprendre-le-coran-authenticite-des-circonstances-de-revelation-partie-3/
[2] Pour d’autres points et détails, l’on se reportera à : Méthodologie de l’Analyse Littérale du Coran, 3.a Analyse contextuelle, B– L’Intertextualité.