Selon les perspectives islamiques, le Coran serait essentiellement un ouvrage à destination juridique agrémenté d’un corpus d’histoires de prophètes anciens et de Cités perdues. Toutefois, une des particularités de notre Exégèse Littérale du Coran est de montrer et démontrer que le Coran présente deux axes majeurs : l’Éthique et la Mystique. Le premier volet établit le lien entre les Hommes, le second volet indique le lien avec Dieu. Ce sont ces deux dimensions que représente le ṣirāṭa al–mustaqīm ou Voie de la Rectitude, cf. la Fâtiha, v6. Il s’agit pour le croyant d’un cheminement dont la dynamique est double : avancer droit, éthiquement, et s’élever verticalement, spirituellement. C’est deux aspects de notre vie – l’Éthique et la Mystique – expriment au mieux l’Unicité divine.
Le passage dont nous proposons présentement l’analyse littérale est extrait de notre Exégèse Littérale du Coran[1]. Ilest particulièrement représentatif de cette préoccupation éthique et mystique du Coran. Il s’agit des vs30 à 36 de la Sourate 41 dite Les Intelligibles : fuṣṣilat. En voici tout d’abord la citation selon notre Traduction Littérale du Coran[2] :
« – En vérité, ceux qui disent : « Notre Seigneur est Dieu ! » et de plus cheminent en toute rectitude, les Anges se laissent descendre délicatement sur eux. N’ayez nulle crainte, ne vous affligez pas, félicitez-vous du Paradis qui vous a été promis. [30] Nous sommes votre Intime en la vie d’ici-bas et en l’Autre-Monde où vous aurez ce que vos âmes désiraient ardemment, là vous aurez ce à quoi vous aspiriez, [31] accueil venant d’un Tout pardon, Tout miséricordieux. [32] Quel meilleur propos que celui qui appelle à Dieu, agit vertueusement et dit : Je suis, certes, de ceux qui abandonnent pleinement leur être à Dieu. [33] La bonne œuvre n’est pas égale à la mauvaise… réplique de la meilleure manière qui soit, ainsi celui dont l’hostilité te sépare de lui sera tel un proche fervent. [34] Ne parviennent à cela que ceux qui endurent patiemment, ne parvient à cela que celui qui est doté d’une grande détermination. [35] Mais s’il advenait qu’un quelconque dénigrement te tente de la part du “Démon intérieur”, alors réfugie-toi en Dieu ; Il est, certes, Lui, le pleinement Entendant, le parfaitement Savant. [36] », S41.V30-36.
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– Il convient tout d’abord de situer ce paragraphe au sein de la Sourate où il est inséré. Cette Sourate 41 a pour thème la Connaissance. Or, après avoir mis en avant différents aspects concernant divers types d’opposition à la Connaissance, c.-à-d. le Message coranique en premier lieu, il est ensuite abordé ce thème selon une dynamique positive : l’acceptation de la Connaissance. Trois volets de cette démarche sont exposés : la Connaissance par la Révélation, la Connaissance par les Signes de Dieu, la Connaissance par l’expérience mystique. En ouverture, ce dernier point fait l’objet du présent paragraphe en fonction d’un texte extrêmement dense et subtilement précis.
– Pour autant, l’Exégèse ayant toujours craint les débordements spirituels en ses démêlées théologiques et rhétoriques avec la tendance mystique de l’Islam, le soufisme globalement, a toujours cherché à dévier la signification des versets coraniques appelant à des espaces spirituels et à en minimiser la portée. Tel est le cas s’agissant de ces versets et pour cela les défenseurs d’un exclusif exotérisme ont mis en place plusieurs lignes de défense :
1- La parole « Notre Seigneur est Dieu », v30, a été réduite à la seule affirmation de l’unicité de Dieu sans polythéisme aucun alors que manifestement ce n’est pas ce que dit cet énoncé.
2- La « rectitude/istiqāma », v30, a été ramenée à la pratique orthopraxique des piliers de l’Islam.
3- La portée universelle de ces versets a été diminuée à l’extrême en affirmant qu’ils avaient été révélés uniquement pour signaler le comportement exemplaire de Abū Bakr.
4- La descente des Anges a été limitée à leur descente sur les croyants au jour de leur mort ou dans leurs tombes ou à l’entrée au Paradis.
5- L’annonce du Paradis a été attribuée aux Anges et non in texto à Dieu.
6- Ce serait aussi les Anges qui prononceraient ces mots : « Nous sommes votre intime », v31.
7- Le propos du v33 a été réduit au seul fait d’affirmer que l’on est musulman et, par conséquent, de ne réserver la récompense paradisiaque qu’aux seuls musulmans.
8- Les vs34-35 n’ont été analysés qu’en termes de relations interpersonnelles.
9- Le v36 a été réduit à des superstitions de nature dualiste.
– Pour en revenir au Texte coranique proprement dit, nous ferons les observations littérales suivantes :
• Premièrement, il convient de noter que la formulation « Notre Seigneur est Dieu/rabbu-nā–allāh » est particulière, car elle concerne l’ensemble des croyants, c.-à-d. tous « ceux qui disent », sans donc notion de religion. En effet, s’il s’était agi d’une simple attestation de foi il aurait dû être dit : « Dieu est notre Seigneur/allāhu rabbu-nā » comme en S7.V89. De même, l’énoncé « Dieu est votre Seigneur » est fréquent, ex. : S6.V102, mais ce sont là des proclamations directes ou indirectes de Dieu Lui-même par Lui-même et pour Lui-même. Aussi, cette inversion : « Notre Seigneur est Dieu » met-elle au premier plan de la part du croyant le témoignage de la seigneurialité/rubūbiyya divine. Cet engagement procède d’une démarche librement consentie qui ne relève donc plus de la simple adoration/‘ibāda, mais de la volonté d’établir par soi-même et en soi-même une relation au Seigneur, laquelle est alors nécessairement d’ordre spirituel. Ce constat fournit par conséquent la clef de compréhension de ce paragraphe. Voir en S1.V2 où nous envisageons la théologie de la seigneurialité. Signalons que la locution rabbu-nā–llāh n’est retrouvée qu’en S22.V40 et S46.V13. Ces occurrences ont aussi trait à la spiritualité selon le Coran, et la première confirme que notre v30 concerne tous les croyants.
• Deuxièmement, une indication est donnée quant à « ceux qui disent : Notre Seigneur est Dieu » dans le prolongement de l’expression de leur rapport de seigneurialité à Dieu, à savoir : « et de plus cheminent en toute rectitude ». Or, sur les dix mentions coraniques de la forme X istaqāma le syntagme thumma istaqāmū ne se retrouve qu’ici alors même que, comme pour les autres occurrences, un simple wa/et de coordination ou un fa/alors de corrélation aurait pu syntaxiquement suffire, et ceci explique notre « de plus/thumma ». Ceci permet de comprendre que l’affirmation et la compréhension du rapport de seigneurialité de certains croyants n’est pas une condition suffisante quant au propos de ce verset, mais que « de plus/thumma » il faut pour cela s’engager activement en la Voie qui ici est indiquée par le verbe istaqāma, ce qui confère à ce verbe une portée particulière. Pour les formes X, le préfixe ista indique la recherche de manière active de certaines significations de la racine verbale, ici qāma, dont il convient contextuellement et malgré sa grande polysémie de retenir les significations suivantes : loyauté, application fidèle, fidélité, sincérité, être ferme, être droit, agir avec rectitude, aller droit sans s’écarter. Comme nous l’avons souligné au v6 de la Fâtiha au sujet de son participe actif mustaqīm, son emploi coranique probablement néologique revêt une double dimension, aller droit sur le plan horizontal et être droit sur le plan vertical, c.-à-d. dans la tension de cheminement vers Dieu. Puisque ce verset relie l’action désignée par le verbe istaqāma à l’approfondissement de la relation de soi au Seigneur, la seigneurialité, recherche opérant nécessairement dans un mouvement ascensionnel, notre traduction intègre cette notion de rectitude dans le cheminement spirituel en sa dimension verticale : « et de plus/thumma cheminent en toute rectitude/istaqāma/istaqāmū ».
• Troisièmement, en conséquence de ce parcours lorsqu’il est réussi, pleinement atteint et vécu par les croyants : « les Anges se laissent descendre délicatement sur eux. ». Le verbe-clef est la forme V tanazzala qui associe à l’idée de se laisser descendre celle de douceur et de lenteur dans le mouvement d’où avec délicatesse est donc notre « se laissent descendre délicatement ». En tant que conséquence de leur démarche spirituelle, ce mouvement descendant empreint de douceur et de délicatesse des Anges sur/‘alā « ceux qui disent : « Notre Seigneur est Dieu » et de plus cheminent en toute rectitude » relève de l’expérience mystique, c.-à-d. thématiquement de la Connaissance directe. L’on mesurera l’écart d’avec l’affirmation exégétique classique ne voulant voir là que des Anges se saisissant des âmes des morts ou les interpellant dans la tombe, épreuves ni spirituelles ni délicates. De même pour l’avis de ceux qui déclarent qu’il s’agissait des Anges accueillant les élus aux portes du Paradis, car en ce cas il aurait fallu qu’il soit alors dit que les Anges se laissent descendre vers eux/ilay-him et non pas « sur eux/‘alay-him ». En « les Anges se laissent descendre délicatement sur eux », ce contact angélique est donc exprimé par un verbe au présent, mode permettant de comprendre selon les règles théologiques de l’arabe coranique que cette expérience est vécue hors temps. Ce n’est pas l’esprit du cheminant qui est touché par cette grâce angélique, mais son âme, entité spirituelle qui lors de cette expérience est à même d’être emportée, car les Anges de principe remontent alors vers leur Seigneur, âme extasiée qui par le lumineux transport médié par les Anges s’élève ainsi vers Dieu ; expérience mystique menant à la Connaissance immédiate de Dieu, c.-à-d. au sens de Connaissance non médiée.
• Quatrièmement, en fonction de ce qui précède le propos « n’ayez nulle crainte, ne vous affligez pas, félicitez-vous du Paradis qui vous a été promis » ne peut être attribué aux Anges contrairement à l’affirmation exégétique classique. Autrement dit, ce ne sont pas eux qui prononcent ces paroles, lesquelles indiquent qu’il y a une rupture entre ce qui vient d’être décrit de l’expérience mystique et ce qui est dit à présent. De ce fait, ce propos revient à Dieu et, au demeurant il est très fréquent dans le Coran que le Locuteur premier divin l’énonce. En voici un exemple croisant thématiquement notre v30 : « En vérité, ceux qui disent : « Notre Seigneur est Dieu ! » et de plus cheminent en toute rectitude, nulle crainte pour eux, ils ne seront point affligés. Ceux-là sont les Hôtes du Paradis, ils y demeureront intemporellement en récompense de ce qu’ils auront œuvré. », S46.V13-14. L’on note l’identité et la proximité entre ces versets et notre v30 hormis la mention des Anges ce qui confirme que Dieu est bien le locuteur du propos : « n’ayez nulle crainte, ne vous affligez pas, félicitez-vous du Paradis qui vous a été promis ». Nous ne sommes donc plus dans la description imagée de la Connaissance de Dieu, de l’expérience de Dieu, à laquelle sont parvenus « ceux qui disent : « Notre Seigneur est Dieu » et de plus cheminent en toute rectitude », mais en une prolongation de ladite expérience au Paradis. Cette projection est logique, car comme nous l’avons régulièrement souligné le Paradis tel que décrit dans le Coran est une allégorie destinée à illustrer la plénitude des âmes élues lors de leur réintégration en Dieu, cf. Le Paradis selon le Coran et en Islam.[3] C’est en ce sens qu’il est dit : « réjouissez-vous du Paradis qui vous a été promis/al–latī kuntum tū‘adūn ». Autrement dit, la Connaissance en Dieu de Dieu qui est le devenir positif auquel sont promis après leur mort tous les croyants qui œuvrent en bien, mais que connaissent avant leur mort les cheminants parvenus au terme mystique. L’annonce : « n’ayez nulle crainte, ne vous affligez pas » concerne l’ici-bas de ceux qui sont parvenus à l’expérience de Dieu par l’intermédiaire de la descente angélique. Après l’état spirituel fugace, transporté et paroxystique, lors de cette obtention mystique de la Connaissance, ces mots expriment l’état permanent de l’âme du cheminant qui en retour se trouve définitivement rassurée sur la Réalité de Dieu, une âme pacifiée, rassérénée et constante en cette certitude.
• Cinquièmement, dans la continuité du propos précédent, Dieu étant alors logiquement le Locuteur et non pas les Anges comme nous l’avons montré, le v31 se lit ainsi : « Nous sommes votre Intime en la vie d’ici-bas et en l’Autre-Monde où vous aurez ce que vos âmes désiraient ardemment, là vous aurez ce à quoi vous aspiriez ». Le mot-clef est le pluriel awliyā’/intimes auquel, nous l’avons signalé, l’Exégèse exotérique refuse toute portée spirituelle. Ce terme dans le Coran signifie le plus souvent alliés et étymologiquement il désigne ce qui est proche, ce qui est en rapport d’intimité avec un autre, un compagnon, un protecteur. Il n’y a donc pas à contester comme le font certains philologues que le terme waliyy, au pluriel awliyā’ n’a signifié ami, intime, que dans des temps post-coraniques sous l’influence notamment de la théologie mystique. Ceci est cependant vrai pour waliyy au sens de saint, saint homme. Or, si l’on peut admettre qu’il soit dit que Dieu est l’allié/waliyy des croyants ici-bas, cela ne fait pas sens en l’Au-delà, sans compter que serait ainsi abandonné le niveau spirituel du propos coranique en ces versets pour une notion de portée inférieure ou, tout du moins, autre. Comme nous allons le prouver, il convient donc de valider comme étant coranique le terme waliyy au sens d’ami intime ou, s’agissant de Dieu, celui de « Intime ». En effet, l’amitié est une notion qui du point de vue théologique ne convient pas à Dieu, ce qui explique qu’au sujet du grand mystique qu’est Abraham dans le Coran il soit dit « Dieu prit Abraham pour ami intime/khalīl », S4.V125, en employant pour cela le terme khalīl/ami intime théologiquement compatible puisqu’il exprime le rapport d’Abraham à Dieu, mais pas l’inverse.
– Présentement, nous retenons donc pour waliyy le sens d’intime, c.-à-d. en premier lieu l’intimité au sens spirituel du terme, mais aussi concret puisque ladite expérience mystique médiée par la descente angélique est celle de l’âme qui retourne à sa matrice originelle : l’Essence divine. Du point de vue sémantique, l’emploi du pluriel awliyā’/intimes correspond en arabe au « Nous » dit de majesté représentant Dieu, ce qui en français plutôt que « Nous sommes vos intimes » passe par le recours au singulier : « Nous sommes votre intime/awliyā’u-kum ». Cette formulation exprime sans détour l’intimité de l’âme extasiée en Dieu au cours de l’expérience mystique dont il est question en ce passage. Le segment « Nous sommes votre Intime en la vie d’ici-bas » correspond à ce que nous avons ci-dessus évoqué : la permanence ou rémanence de cet état spirituel pour les cheminants dont il est dit : vous avez atteint « ce que vos âmes désiraient ardemment », v31. Par contre, le segment « là vous aurez ce à quoi vous aspiriez » se rapporte à « l’Autre-monde » comme l’indique pour le verbe aspirer à le passage de la troisième personne du féminin pluriel, les âmes étant sujet, à la deuxième personne du masculin pluriel. Ceci correspond aux aspirations de tous les croyants dont l’espoir vise la Connaissance de Dieu en l’Au-delà alors que le mystique la recherche dès l’Ici-bas. L’ensemble de ce que nous venons d’évoquer est confirmé intratextuellement par les versets suivants : « N’est-il pas vrai que les amis/awliyā’ de Dieu ne connaîtront nulle crainte et qu’ils ne seront point affligés, eux qui croient et craignent révérenciellement. Pour eux, belle annonce en la vie d’ici-bas et en l’Autre-Monde. Point de modification aux propos de Dieu, telle est la réussite suprême.», S10.V62-64.
• Sixièmement : « Quel meilleur propos que celui qui appelle à Dieu, agit vertueusement et dit : Je suis, certes, de ceux qui abandonnent pleinement leur être à Dieu. », v33. Dans la continuité spirituelle des versets précédents, ce verset célèbre l’intention de « celui qui appelle à Dieu », c.-à-d. qui cherche Dieu, Le désire, aspire à Lui, ceci conformément aux significations de la racine da‘ā employée avec la préposition ilā/vers/à, ce qui est l’équivalent au v30 de « ceux qui disent : « Notre Seigneur est Dieu ». Quant au segment : il « agit vertueusement » il est à recouper toujours logiquement avec « et de plus cheminent en toute rectitude », v30. L’action vertueuse relève ici de la pratique spirituelle, de l’ascèse et de la tension de l’être vers Dieu. L’on comprend dès lors qu’en « je suis, certes, de ceux qui abandonnent pleinement leur être à Dieu », le terme muslimīn en tant que participe actif de la forme IV aslama s’entend en sa portée maximale d’ordre spirituel, c.-à-d. : ceux qui abandonnent pleinement leur être à Dieu. Pour ce néologisme coranique, voir par exemple en S39.V12. Inscrit en la démarche d’un appel à Dieu à visée spirituelle, cet énoncé exprime plus une volonté d’être qu’un état réel, c.-à-d. atteint spirituellement. En ce contexte, l’on perçoit clairement que le degré représenté par le stade muslimīn est le degré supérieur défini par le Coran et qu’en cela il traduit l’expérience ultime de Dieu, thématiquement la Connaissance de Dieu sur un plan mystique. Il n’y aura donc pas à insister sur le fait que l’Exégèse en sa démarche anti-mystique ait donné le sens d’appel prosélyte au syntagme « celui qui appelle à Dieu » et celui d’adeptes de l’Islam pour le pluriel muslimīn. La traduction standard, bien que maladroitement, en témoigne fidèlement : « Et qui profère plus belles paroles que celui qui appelle à Allah, fait bonne œuvre et dit : « Je suis du nombre des Musulmans », sans commentaire.
• Septièmement : « La bonne œuvre n’est pas égale à la mauvaise… réplique de la meilleure manière qui soit, ainsi celui dont l’hostilité te sépare de lui sera tel un proche fervent. », v34. Précisons d’emblée que, comme très fréquemment dans le Coran, le tutoiement n’est que rhétorique et ne s’adresse pas seulement au Prophète, mais présentement à tous ceux qui cheminent spirituellement vers Dieu. Ce verset est célèbre selon sa compréhension classique toute christique, à savoir : dépasser les conflits, les oppositions, l’inimitié, l’hostilité, par une attitude de bienveillance et de pardon et en rendant le bien pour le mal, noblesse de caractère à même de transcender les clivages, en soi une lutte contre l’altérité négative. Comme nous allons le démontrer, cette compréhension est erronée s’agissant de ce v34, mais bien évidemment cela n’implique pas pour autant qu’une telle grandeur d’âme soit absente de l’éthique coranique. En effet, cette lutte contre le mal par le bien est le sujet d’un autre passage coranique : « Repousse la mauvaise action de la meilleure manière qui soit, Nous savons absolument ce qu’ils racontent, et dis : Ô mon Seigneur ! En Toi je me réfugie contre les insanités des “diables”. Je me réfugie en Toi, ô mon Seigneur, contre leur présence auprès de moi.», S23.V96-98. De même l’on peut verser à ce dossier de la pacification des relations humaines les versets suivants : « Pratique le pardon, incite à la bienséance, écarte-toi des ignorants, et s’il advenait qu’un quelconque dénigrement ne te tente de la part du “Démon intérieur”, alors réfugie-toi en Dieu, car Il est pleinement Entendant, parfaitement Savant.», S7.V199-200.
– Ceci étant précisé, et comme nous venons d’y faire allusion, contextuellement la perspective de ce v34 est toute autre puisque nous devons le comprendre comme ayant trait à la démarche spirituelle dont l’aboutissement est l’expérience mystique de Dieu, thématiquement l’aspect ésotérique de la Connaissance. Ainsi, l’on constate que sur les six occurrences du terme ‘adāwa, pour quatre d’entre elles ce terme est associé à celui de baghḍā’, ex. : « Nous les avons livrés à l’hostilité/‘adāwa et la haine/baghḍā’ entre eux », S5.V64, ce qui n’est pas le cas pour la présente. De plus, notre v34 se distingue des précédentes occurrences par le fait qu’il emploie le syntagme entre toi/bayna-kaet lui/bayna-huque nous traduisons par : « celui dont l’hostilité te sépare de lui ». Or, si par « celui dont l’hostilité te sépare de lui » il s’était agi d’évoquer l’hostilité d’une autre personne envers celui qui est représenté par le pronom toi/ka, il n’aurait donc pas fallu dire entre toi/bayna-kaet lui/bayna-hu », mais entre lui/bayna-huet toi/bayna-ka. Cette compréhension est directement renforcée par l’emploi en ce verset du verbe dafa‘a/repousser, choix terminologique qui n’aurait aucun sens si « celui dont l’hostilité te sépare de lui » était une personne hostile extérieure à soi, l’on ne repousse pas celui dont on souhaite qu’il devienne notre « proche/waliyy fervent/ḥamīm ». Autrement expliqué, parce qu’il est dit « une hostilité entre toi et lui » et non pas « une hostilité entre lui et toi », celui qui est hostile est donc toi et il s’agit ainsi de repousser ta propre hostilité et non pas l’hostilité d’un autre qui de fait n’existe pas comme ennemi extérieur. De ces données littérales nous déduisons que la “personne” hostile n’est pas extérieure au cheminant, mais intérieure, ce propos rend donc compte des tensions au sein des différentes composantes de l’ego qui ne sont pas toutes nécessairement consentantes à l’abandon de leurs prérogatives. Le combat à mener en la Voie de ceux qui « cheminent en toute rectitude » est donc une lutte intérieure contre les parts de notre être, de notre ego qui se refusent à la soumission que réclame le rapport de seigneurialité lorsque s’y engagent « ceux qui disent : Notre Seigneur est Dieu ». L’ensemble de ces sentiments qui s’opposent à l’abandon de l’être à Dieu représente les résistances que le cheminant vers Dieu doit affronter et vaincre en lui-même et, par conséquent, contre lui-même, ces zones d’ombre qui l’empêchent d’accéder à la Lumière.
– Ainsi, ce verset donne-t-il un conseil d’ordre spirituel, une mise en avant des défauts contre lesquels il faut lutter pour parvenir à la purification, c.-à-d. à l’équilibre, à l’accord harmonieux de tout l’être en sa complexité et ses paradoxes afin qu’il n’y ait pas de dissonance intérieure pour accéder au degré dit de « ceux qui abandonnent pleinement leur être à Dieu » et ainsi pouvoir atteindre l’expérience mystique au cœur du passage que nous analysons. Ceci explique en ce sens la remarque complémentaire : « ne parviennent à cela que ceux qui endurent patiemment, ne parvient à cela que celui qui est doté d’une grande détermination », v35. En fonction de la cohérence du thème traité en ce paragraphe ceci se comprend comme indiquant que ne parviennent à l’expérience de Dieu que « ceux qui endurent patiemment » dans le combat en la Voie de Dieu et celui qui en sa constance est « d’une grande détermination » pour y parvenir. L’Exégèse, selon sa lecture exotérique de ce passage relie ce v35 au v34 et affirme ainsi qu’avoir la capacité à rendre le bien pour le mal est un privilège donné seulement à ceux définis au v35 : « Mais (ce privilège) n’est donné qu’à ceux qui endurent et il n’est donné qu’au possesseur d’une grâce infinie », traduction standard.
• Huitièmement : « Mais s’il advenait qu’un quelconque dénigrement te tente de la part du “Démon intérieur”, alors réfugie-toi en Dieu ; Il est, certes, Lui, le pleinement Entendant, le parfaitement Savant. », v36. Concluant ce passage de haute volée spirituelle, ce verset fait donc nécessairement référence à l’aptitude à développer afin de triompher de toutes nos hostilités et tensions internes nous barrant la Voie du cheminant vers Dieu. Dans le prolongement du v35, il en résulte que l’on se rapproche d’autant plus de Dieu que l’on pacifie et harmonise son être jusqu’à ce que sa totalité concoure en seigneurialité et parvienne au degré « de ceux qui abandonnent pleinement leur être à Dieu ». Alors à ce stade de maîtrise en Dieu, « réfugie-toi en Dieu » pour Dieu vers Dieu, le cheminant peut espérer par son Seigneur connaître Dieu. L’on notera que la mention du « “Démon intérieur”/ash–shayṭān» en ce combat intérieur tel que nous l’avons précisé ci-dessus confirme une fois de plus que Satan n’est pas une entité autonome tout aussi puissante que maléfique, mais bien l’expression de nos penchants et tendances négatives contre lesquelles nous devons mener un combat permanent. Combat dont celui qui espère connaître Dieu dès ici-bas doit par contre être absolument le vainqueur. Pour le croyant non engagé en cette Voie spirituelle, cette même lutte est tout autant indispensable afin qu’il accède dans l’Au-delà au rang des élus et connaisse alors Dieu.
Dr al Ajamî
[1] Exégèse Littérale du Coran par le Dr al Ajamî, en cours de parution : https://www.amazon.fr/Ex%C3%A9g%C3%A8se-Litt%C3%A9rale-du-Coran-I/dp/2959159217
[2] Traduction Littérale du Coran par le Dr al Ajamî, parue en 2024 : https://www.alajami.fr/produit/le-coran-le-message-a-lorigine/
[3] Cf. https://www.alajami.fr/2019/07/27/le-paradis-selon-le-coran/