Pardon et Châtiment
En l’article Destin et Libre selon le Coran et l’Islam nous avons déjà abordé la question du dogme de la Prédestination : https://www.alajami.fr/2018/08/15/destin-et-libre-arbitre/
Nous avons montré que ce dogme n’est pas coranique, mais a été introduit par l’Islam lors de sa construction théologique et qu’il s’agissait d’un emprunt à la théologie chrétienne. Emprunt malheureux, car la croyance en la Prédestination soulève plus de questions qu’elle n’en résout.
Le présent article est extrait de notre Exégèse Littérale du Coran dont le premier volume vient de paraître : https://www.alajami.fr/ouvrages/ Il s’agit de notre analyse littérale du v284 de la Sourate 2 dont le segment-clef est compris comme suit : « Il [Dieu] pardonnera à qui Il veut, et châtiera qui IL veut », traduction standard. Or, cette compréhension entièrement basée sur le dogme de la Prédestination fait parfaitement ressortir l’arbitraire de cette croyance. Ainsi donc, Dieu pourrait pardonner à qui Il veut, ce qu’un esprit noble et généreux peut accepter, mais Dieu pourrait aussi châtier qui Il veut, ce qu’un esprit sain de foi et de cœur ne saurait admettre. Quelle justice il y aurait-il au Jour du Jugement si Dieu pouvait ainsi décider à sa guise de qui entrerait au Paradis ou en Enfer ? Le croyant verrait-il ainsi le bien auquel il s’était efforcé ruiné par décision divine ? Le dénégateur verrait-il ainsi le mal qu’il avait commis transformé en billet d’entrée au Paradis ? Serait-ce seulement selon Son bon vouloir que Dieu pourrait décider de châtier un croyant et de pardonner à un incroyant !? Toute morale, tout effort éthique seraient-ils inutiles face à la Toute-volonté de Dieu !
Est-ce que ces raisonnements que ni la foi ni la raison ne peuvent comprendre sont le fait du Coran ou de son interprétation par l’Islam ? C’est à cette question cruciale que l’étude de S2.V284 répond.
• V284 : « À Dieu ce qui est en les Cieux et sur Terre, aussi que vous laissiez paraître ce qui est en vous-mêmes ou que vous le teniez caché, Dieu vous en demandera compte. Ainsi, Il pardonnera à qui veut et tourmentera qui veut ; Dieu a sur toute chose pouvoir. »
لِلَّهِ مَا فِي السَّمَاوَاتِ وَمَا فِي الْأَرْضِ وَإِنْ تُبْدُوا مَا فِي أَنْفُسِكُمْ أَوْ تُخْفُوهُ يُحَاسِبْكُمْ بِهِ اللَّهُ فَيَغْفِرُ لِمَنْ يَشَاءُ وَيُعَذِّبُ مَنْ يَشَاءُ وَاللَّهُ عَلَى كُلِّ شَيْءٍ قَدِيرٌ
Ce verset est généralement associé aux vs285-286 comme concluant la Sourate 2. En sa compréhension interprétée classique, et ceci explique cela, ce verset énoncerait d’emblée, c.-à-d. avant le credo de foi du v285, la croyance en la Prédestination par Dieu de toutes choses : « Il pardonnera à qui Il veut, et châtiera qui Il veut », traduction standard. La Prédestination revêt ici son aspect maximal puisqu’elle concerne le pardon et le châtiment, par conséquent le Paradis et l’Enfer. Ce n’est pas là le moindre paradoxe que soulève cet absolu arbitraire suite aux incessants appels à la foi et à la raison pour un engagement éthique de l’Homme à la probité et le bel agir sous-tendant l’ensemble de ce chapitre IV tout comme il en est du Coran en son entièreté. De manière subtilement trompeuse, inclure ce verset en ce qui constitue manifestement la conclusion de la Sourate 2 permet de créer l’illusion de la mention du sixième point du credo de foi de l’Islam : le dogme de la Prédestination/al–qaḍā’ qui ainsi serait juste cité avant l’énoncé du credo coranique et semblerait s’y ajouter : croire « en Dieu et en Ses Anges, en Ses Écritureset en Ses Messagers », v285, quatre points auxquels est enjointe la croyance au Jour du Jugement en fonction de S4.V136. Comme nous l’avons explicité au v272, ce tour de passe-passe exégétique a été parfait par la mise au point du hadîth dit de Gabriel en lequel celui-ci demanda au Prophète : « Qu’est-ce que la foi ? », ce à quoi Muhammad répondit en disant : « La foi est de croire en Dieu, Ses Anges, Ses Écritures, Ses Messagers, au Jour dernier et en la Prédestination, bonne ou mauvaise ».
– Nonobstant cette manœuvre exégétique, notre v284 une fois resitué contextuellement fait pleinement sens en tant que morale des deux précédents, ce paragraphe traitant de l’éthique de la dette et de la prévention en la matière des malversations possibles. De fait, il est cohérent que les intentions et les actes cachés y soient rappelés : « aussi que vous laissiez paraître ce qui est en vous-mêmes ou que vous le teniez caché, Dieu vous en demandera compte ». En effet, au travers de la remise en question des us et coutumes des Arabes/al–murū’a et plus largement de la voie des Arabes/dīn al–‘arab, l’ensemble de cette pragmatique coranique, vs142-284, est une mise en perspective critique des agissements humains. Nous avons rencontré avec de légères variantes aux vs142 ; 212 ; 213 ; 261 ; 269 ; v272 le principe théologique essentiel suivant : « Dieu guide qui le veut », traduction littérale de la locution allāh yahdī man yashā’ qui dogmatiquement est toujours comprise par l’Islam comme signifiant « Dieu guide qui Il veut ». Toutefois, le pendant logique de l’affirmation réellement coranique : « Dieu guide qui le veut » est alors : « Dieu laisse s’égarer qui veut et guide qui veut », S74.V31. Nous avons analysé exhaustivement cette question au v272 et la reverrons plus avant selon des angles coraniques complémentaires. Présentement, selon la compréhension classique, ce segment signifierait : « Il pardonnera à qui Il veut, et châtiera qui Il veut », traduction standard, arbitraire qui accentue encore plus la problématique. Or, en fonction du paradigme coranique du libre arbitre que nous avons mis en évidence, cette phrase se comprend ainsi : « Il pardonnera à qui veut et tourmentera qui veut », nous y reviendrons.
– Quoi qu’il en soit, en fonction du paradigme islamique de la Prédestination, entendre là « Il pardonnera à qui Il veut, et châtiera qui Il veut » pose de manière aigue la question suivante. Comment comprendre en ce cas que le Message de Dieu n’a de cesse d’appeler au travail sur soi, à la réforme de l’être et de ses actes, ceci au nom de la Justice divine et de la récompense en l’Au-delà et qu’au final le résultat de nos efforts serait soumis à l’arbitraire divin le plus absolu et injuste qui soit ? En effet, peu importerait donc notre mobilisation et application au bien puisque Dieu châtierait qui Il veut tout comme Il pardonnerait à qui Il veut. De la sorte, il se pourrait que Dieu selon Son bon vouloir condamne le croyant vertueux à l’Enfer ou offre le Paradis au pécheur invétéré ! Toute stratégie morale, tout investissement au bien et à la vertu seraient alors dénués de sens et d’espoir pour le croyant. À l’inverse, le dénégateur, le jouisseur pervers et inique pourrait espérer que Dieu décide arbitrairement de lui faire miséricorde. Selon cette compréhension, toute cohérence de l’immense Appel au Bien qu’est le message coranique serait ruinée.
– De fait, nos théologiens n’ont été amenés à défendre une position aussi insoutenable qu’afin de maintenir, face à l’évidence coranique, leur propre conception du Destin et du rejet du Libre arbitre, posture là encore inspirée du judéo-christianisme. Effectivement, selon cette conception de la Toute-puissance de Dieu, cela supposait que tout acte que l’Homme accomplit soit prédestiné par Dieu et qu’en conséquence le libre arbitre de l’Homme ne pouvait exister, ou du moins qu’il ne s’agissait là que d’une apparence, voire une illusion. À dire vrai, les contradictions et apories soulevées par le dogme classique du Destin ou de la Prédestination n’ont jamais vraiment été résolues et n’ont été acceptées qu’en fonction d’un consensus mou dû à l’École Ascharite à partir du Xe siècle.
– Selon le paradigme coranique, la locution type « Dieu guide qui Il veut » et ses équivalents, comme ici « Dieu pardonne qui Il veut », se comprennent obligatoirement de manière différente, à savoir : « Dieu/allāh guide/yahdī qui/man veut/yashā’» ou, formulé autrement, « Dieu guide qui le veut », c.-à-d. : Dieu guide celui qui veut,en d’autres termes celui qui aspire à ce que Dieu le guide. Nous l’avons amplement discuté au v272, ce renversement est grammaticalement sûr, car soit le pronom relatif qui/manest complément et Dieu est alors le sujet du verbe yashā’/Il veut et l’on comprend : Dieu guide qui Il veut. Soit le pronom qui/manreprésente le sujet de ce même verbe yashā’/il veut et le sens est alors : Dieu guide qui veut, c.-à-d. Dieu guide qui veutêtre guidé, qui le souhaite et l’espère de son Seigneur. Il ne s’agit point là d’une spéculation ou d’une manipulation textuelle puisque nous avons confirmation de cette compréhension au segment suivant : « Dieu laisse s’égarer qui veut et guide vers Lui qui/man y consent/anāb », S13.V27. Ici, comme nous le démontrons au v272, la formulation en arabe ne souffre d’aucune ambiguïté grammaticale théorique bien que sa signification a tout de même été déviée par l’Exégèse, cf. ad loc. Le même cas de figure est retrouvé en S42.V13 et la formulation est encore plus univoque : « Dieu sélectionne qui/man Il veut/yashā’ et guide/yahdī vers Lui/ilay-hi qui consent/anāb/yunīb ». De même, on peut lire : « Dieu guide qui/man veut/yashā’ et Il connaît absolument ceux qui bien se guident/al–muhtadīn », S28.V56. L’on peut ici vérifier que comprendre « Dieu guide qui/man Il veut/yashā’ » serait tout simplement contradictoire avec l’affirmation « Il connaît absolument ceux qui bien se guident/al–muhtadīn », c.-à-d. se guident de par eux-mêmes.
– Plus encore, S14.V4 confirme de manière irréfutable cette signification coranique, car en ce verset il est tout aussi impossible de comprendre la locution-clef comme signifiant que Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut sous peine de générer une contradiction irréductible entre la première proposition et la seconde : « Nous n’avons dépêché de messager qu’en la langue de son peuple afin qu’il leur soit compréhensible, par conséquent Dieu laisse s’égarer qui/man veut/yashā et Il guide qui/man veut/yashā’… » L’objectif linguistique défini par ce verset étant de faciliter l’accès à la compréhension du Message de Dieu, il ne serait pas cohérent qu’il soit dit ensuite que malgré cela Dieu déciderait arbitrairement de guider les uns et d’égarer les autres. Il est donc présentement évident qu’il est signifié à la lettre et au sens que « Dieu laisse s’égarer qui veut et Il guide qui veut » et non pas « Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut ». Seul le paradigme islamique de la Prédestination de toutes choses par Dieu permet d’accepter cette contradiction sans y réfléchir, tandis que le paradigme coranique du Libre arbitre permet en l’occurrence de maintenir l’équilibre entre foi et raison.
– À contexte égal, l’antithèse le vérifie aussi : « Ceux qui démentent Nos Signes sont sourds et muets, enténébrés ; qui/man veut/yashā’, Dieu le laisse s’égarer, et qui/man veut/yashā’, Il le met sur une voie de rectitude. », S6.V39. L’on notera en ce verset l’antéposition à deux reprises du verbe yashā’/il veut, laquelle lève à nouveau toute ambiguïté grammaticale. L’Homme se détermine donc lui-même, il peut nier les Signes de Dieu : « ceux qui démentent Nos Signes sont sourds et muets, enténébrés ». C’est du fait de cet obscurcissement dont il est responsable qu’alors Dieu le laisse libre de « s’égarer/yuḍlil-hu». À l’inverse, l’Homme peut aussi accepter la seigneurialité divine et, subséquemment, Dieu lui indique la voie à suivre lui permettant alors de se bien-guider : « Il le met sur une voie de rectitude». Ce n’est donc pas Dieu qui égare qui Il veut, mais si Dieu peut effectivement guider qui Il veut il est cependant indiqué, et cela est fondamental, qu’Il guide celui qui aspire à l’être. L’on ne peut donc supposer que la volonté de Dieu s’exercerait contre le libre arbitre des Hommes au point de les égarer. Comme ce v39 le montre, l’égarement n’est jamais une cause divine, mais une conséquence du fait de l’Homme : « … lorsque donc ils obliquèrent, Dieu fit biaiser leurs cœurs ; Dieu ne guide point les gens dévoyés… », S61.V5. En réalité, selon cette approche coranique explicite ce sont eux qui par eux-mêmes s’égarent et, logiquement, leur prétexte est parfaitement qualifié et à charge : « vous ne suivez que conjectures, vous ne faites que supputer», S6.V148. Il est donc confirmé dans le Coran que Dieu ne laisse pas s’égarer sans raison : « … C’est ainsi que Dieu laisse s’égarer celui qui est un outrancier suspicieux.», S40.V34. En conséquence de quoi : « Une partie, Il aura guidé, et une partie aura fait preuve d’égarement contre elle, car ceux-là auront pris les “diables” comme alliés au lieu de Dieutout en pensant qu’ils étaient de ceux qui bien se guident. », S7.V30. Ajoutons pour être complet qu’il est parfois présenté le verset à suivre comme une preuve du fait que Dieu pardonne à qui Il veut et châtie qui Il veut : « Votre Seigneur vous connaît absolument, s’Il le voulait, Il vous ferait miséricorde, s’Il le voulait, Il vous tourmenterait, mais Nous ne t’avons point dépêché pour être garant à leur encontre… », S17.V54. Cependant, il faut être aveuglé par le dogmatisme pour ne pas voir et comprendre que la préposition inmarque ici le conditionnel : « si/in Il le voulait/yashā’ », ce qui signifie qu’en réalité Dieu n’intervient pas dans les affaires des Hommes. Cette mise en garde est ainsi purement rhétorique et conforme au paradigme coranique selon lequel l’Homme est libre et en conséquence responsable de ses choix et de ses actes alors qu’en la matière le paradigme islamique soutient l’arbitraire divin de la Prédestination de toutes choses.
– Nous aurons donc justifié théologiquement et sémantiquement et sans introduire d’incohérence dans le texte coranique notre traduction-compréhension : « Il pardonnera à qui/man veut/yashā’[c.-à-d. celui qui par son comportement positif appela ou justifia le pardon divin] et tourmentera qui/man veut/yashā’ [c.-à-d. celui qui par son comportement négatif s’exposera au châtiment divin]» versus donc : « Il pardonnera à qui veut Il veut, et châtiera qui Il veut », traduction standard selon l’Exégèse. Encore faudrait-il préciser qu’il ne s’agit pas en première intention pour notre v284 d’une affirmation purement théorique, mais d’un propos contextuel. Autrement dit, ceci fait sens en fonction des mises en garde précédentes quant aux malversations concernant la « dette à terme échu », v282. Il est donc rappelé qu’« à Dieu ce qui est en les Cieux et sur Terre » et que par conséquent « que vous laissiez paraître ce qui est en vous-mêmes ou que vous le teniez caché », c.-à-d. vis-à-vis de votre témoignage en la matière, Dieu le sait. Alors, par « Il pardonnera à qui veut et tourmentera qui veut », il s’agit à la fois d’une incitation à bien agir et d’une menace pour les malfaisants qui auront fait de faux témoignages quant aux dettes.
– Au final, notre renversement sémantique et grammatical, qui en réalité est un redressement, n’exprime rien d’autre qu’un renversement théologique paradigmatique essentiel : le libre arbitre coranique contre la Prédestination islamique. Bien évidemment, cela n’empêche en rien que Dieu puisse guider qui Il veut, car la Volonté/irāda de Dieu nous échappe, nous est inaccessible. De même, Dieu peut amener à la lumière de la foi le pire impénitent des dénégateurs. Nous ne connaissons jamais les failles profondes des individus, et le plus actif dans son combat contre Dieu ne traduit peut-être que la violence de sa lutte intérieure contre ce qu’il sait être vrai. En outre, nous ne pouvons pas penser que Dieu égarerait qui Il veut, Sa justice absolue et Sa miséricorde principielle l’interdisent. Inversement, si nous constatons qu’un croyant peut un jour dénier Dieu et ainsi renier sa foi, c’est que nous ignorions quelles failles étaient en lui et l’ont mené à se diriger vers la non-foi et le déni de Foi/kufr : « … lorsque donc ils obliquèrent, Dieu fit biaiser leurs cœurs… », S61.V5. Au final, la raison et le libre arbitre de l’Homme l’amènent à saisir en ce verset l’espoir de la Miséricorde divine : « Il pardonnera à qui veut et tourmentera qui veut ».
Dr al Ajamî