Dans le cadre général de notre Théologie de la Révélation,[1] nous abordons présentement le dernier volet de notre étude sur la terminologie employée par le Coran pour préciser lui-même la structure qui le réalise en tant que « Révélé », c.-à-d. ce qui a résulté du processus de révélation dont le prophète Muhammad a été le récepteur-émetteur.[2] Quatre termes-clefs suffisent à cela : âya, sûrat, al–qur’ân, al–kitâb. Nous rappellerons donc que notre recherche se limite à ce par quoi le Coran se définit structurellement, ce qui écarte de principe une autre terminologie par laquelle le Coran qualifie sa fonction tels que principalement les termes adh–dhikr/le Rappel[3] ou al–furqân/le Discernement [4] et plus encore les nombreux autres noms que la Tradition lui a attribués en s’inspirant plus ou moins du vocabulaire coranique.[5]
Par ailleurs, si les termes âyâ/verset et sûrat/sourate représentent effectivement les deux niveaux de base d’organisation structurelle du texte coranique, à strictement les définir les termes al–qur’ân et al–kitâb correspondent à deux états complémentaires de la présentation globale de la révélation reçue par Muhammad. Nous avons montré en l’étude consacrée au terme al–qur’ân qu’in fine celui-ci signifiait le Recueil,[6] c.-à-d. le recueil de l’ensemble des sourates révélées. De fait, cette notion ne tient compte ni de la chronologie des sourates ni de leur agencement.[7] Étant donné qu’étymologiquement le terme qur’ân est aussi rattaché à l’idée de récitation, par al–qur’ân l’on entend l’aspect oral de cette révélation. Or, de par une construction antithétique pressentie pour le couple al–qur’ân/al–kitâb, le terme al–kitâb représente a priori l’aspect écrit potentiel de ladite révélation. Notre recherche va confirmer et démontrer ce point, double statut qui dès l’origine jusqu’à nos jours fonde la nature oro-scripturaire du Coran.[8]
I – Le terme kitâb
– En apparence, le terme kitâb avec ces 261 occurrences semblerait largement plus cité dans le texte coranique que le terme qur’ân retrouvé quant à lui 70 fois. Cependant, cette affirmation classique est à rectifier et nuancer. En effet, il est essentiel en arabe de distinguer entre les emplois des formes déterminées par l’article « al/le, la, les » : al–qur’ân et al–kitâb et les formes non ainsi déterminées : qur’ân et kitâb puisque de ces états grammaticaux et syntaxiques découlent des champs de significations différentes. Ainsi nous ne relevons que 52 occurrences pour al–qur’ân[9]. S’agissant du terme kitâb, le nombre de 261 occurrences est une donnée globale qui ne tient pas compte de sa détermination ou non par l’article : al–kitâb et kitâb, ni de sa détermination par annexion pronominale, ex. : kitâba-ka et kitâba-llâh. Or, même si l’islamologie rectifie le décompte traditionnel en ne totalisant que les formes déterminées, al–kitâb, pour autant lorsqu’elle en dénombre 230 occurrences ceci est erroné. Effectivement, si l’on examine réellement, c.-à-d. si on vérifie l’ensemble de ces occurrences fournies par les dictionnaires coraniques de référence, l’on constate qu’en cette rubrique ont été classé improprement 42 cas où ce n’est point al–kitâb qui est mentionné, mais la forme indéterminée kitâb.[10] Ainsi, la citation al–kitâb ne connaît précisément que 188 occurrences. Ensuite, si l’on examine les cas où al–kitab signifie manifestement livre, cet emploi concerne majoritairement d’autres livres que le Coran. Principalement la Bible/al–kitâb, notamment dans la locution Gens du Livre/ahl al–kitâb, mais aussi par exemple la Thora lorsque al–kitâb est mentionné au sujet de Moïse ou des juifs. Mentionnons aussi la locution umm al–kitâb/la matrice du Livre ou Livre matriciel qui n’est en rien un Livre céleste, mais un archétype où s’origine le processus aboutissant à la réalisation de toutes les révélations faites aux messagers au cours du temps, le Coran y compris donc. Sur ce point, voir en : Le terme kitâb selon le Coran et du point de vue fonctionnel notre Théorie de la Révélation, Chapitre I, paragraphe 1. Au final, lorsque al–kitâb qualifie le Coran nous ne retrouvons que 50 occurrences, résultat qui corrige donc l’évidence constamment affirmée selon laquelle le Coran se qualifierait lui-même de kitâb/Livre trois fois plus souvent que de qur’ân/Coran. À titre d’exemple, al–kitâb en ce sens n’apparaît qu’en 5 occurrences de la Sourate 2 et l’on peut constater qu’il est déjà présent en des sourates mecquoises. En réalité, cet examen approfondi et rigoureux mené à partir de notre analyse littérale montre donc que le Coran s’auto-désigne quasiment à équivalence par les termes al–qur’ân/le Recueil en son aspect oral et al–kitâb/le Livre en son aspect écrit. Nous trouvons là comme la signature de son statut réel et constant de document oro-scripturaire. Néanmoins, du point de vue terminologique cette première approche est incomplète puisqu’il est nécessaire de comprendre les différentes significations du terme kitâb et notamment lorsqu’il qualifie le Coran.
II – Étymologie du terme kitâb
– La racine verbale kataba appartient au fond commun sémitique et l’on en retrouve des équivalents en langues sémitiques comme l’hébreu, l’araméen ou le syriaque. Il n’y a donc pas à supposer à l’instar de l’islamologue l’on ne sait selon quelles intentions que le terme kitâb au sens de livre serait un emprunt lexical commis par l’on ne sait quels auteurs du Coran et non un substantif, un maṣdar, de la racine arabe kataba. Ceci étant, le sens premier et ancien de la racine verbale kataba correspond à l’action de ligaturer, c.-à-d. de nouer en serrant un lien comme on le fait pour fermer une outre, de là : coudre, suturer. Bien plus tard, kataba prit le sens d’écrire, cette opération étant vu comme lier, relier des lettres ensemble pour coudre, former, fermer, une parole sous forme écrite. Toutefois, il est établi que les Arabes n’eurent jamais de culture écrite, celle-ci n’apparut que postérieurement à la révélation du Coran sous l’influence plus tardive de la culture de l’écrit, c.-à-d. du Livre, des juifs et des chrétiens à partir du moment où les musulmans conquirent et dirigèrent le Moyen-Orient. De ce fait, à l’origine le substantif kitâb dérivé de kataba au sens d’écrire signifiait uniquement ce qui est écrit, la chose écrite, ce qui a été mis par écrit, autrement dit, une écriture, un écrit. Par extension, kitâb valut donc pour, missive, lettre et autres écrits. Du point de vue étymologique l’on notera que kitâb au sens de texte suit un raisonnement proche de celui qu’emprunte le terme texte en français et autres langues indo-européennes celui-ci provenant du latin textus : tissu, trame dérivant du participe passé de texo : tisser, tramer. Toutefois, il est indéniable que le Coran emploie le terme kitâb au sens de livre, mais il est tout aussi évident que dans ce cas al–kitâb désigne des écrits connus comme existant sous forme de livres tel, comme nous l’avons dit précédemment, principalement la Bible, mot signifiant lui aussi livres. De même, lorsque la locution Gens du Livre/ahl al–kitâb s’applique dans le Coran uniquement aux juifs, le mot al–kitâb désigne seulement la Thora laquelle n’était écrite que sous forme de rouleaux, al–kitâb conserve donc alors le sens d’écrit. Nous avons aussi cité ci-dessus le cas de umm al–kitâb que suivant l’usage nous avons traduit par Livre matriciel, mais qui ne représente que l’état matriciel des futures révélations qui en seront tirées par Dieu. Ce n’est donc à proprement le définir ni un écrit, ni un livre, mais simplement un potentiel de significations destinées à être traduites en révélation. L’on peut donc supposer que al–kitâb signifiant dans le Coran le livre est probablement un usage néologique coranique.[11] Nous en tenons pour preuve que les premiers réceptionnaires de la révélation transmise par le prophète Muhammad, dès lors que vers la deuxième moitié du VIIe siècle ils la mirent par écrit, ne dénommèrent pas le résultat ainsi obtenu al–kitâb, mais al–muṣḥaf, c.-à-d. l’ensemble des feuillets/ṣuḥuf supports de cette opération de consignation, autrement dit un codex. Par ailleurs, l’identification de cette même activité néologique coranique met à jour de nombreuses autres significations pour le terme kitâb, objet du chapitre suivant.
III – Significations du terme kitâb
– Nous l’avons souligné, en arabe il convient sémantiquement de distinguer entre les formes déterminées syntaxiquement par l’article universel « al », al–kitâb, et celles dites indéterminées, c.-à-d. du fait de l’absence de l’article, soit : kitâb.
1• S’agissant des emplois par le Coran du terme non déterminé par l’article : kitâb, nous avons relevé 17 significations. Nous ne ferons que les citer puisque les démonstrations lexicales et les exemples coraniques font l’objet de notre étude détaillée de la question : Le terme kitâb dans le Coran. Nous avons de la sorte mis en évidence les significations suivantes pour kitâb : un registre ; une prescription ; une détermination ; un message ; une missive ; un livre ; un écrit ; un livre sacré ; un livret ; un rôle ; un décret ; un édit ; un arrêt ; un arrêté ; un précepte ; une échéance ; une instruction. D’une part, l’étendue de ce champ lexical dépasse celui du terme kitâb tel que les Arabes l’employaient avant la Révélation, nous avons mentionné ces quelques significations premières au chapitre ci-dessus, ce qui signe l’activité néologique du Coran.[12] Celui-ci n’ayant à sa disposition qu’un vocabulaire concret peu adapté à l’étendue de son propos a donc procédé logiquement à des extensions de sens. La Révélation put ainsi exploiter le potentiel polysémique très marqué de la langue arabe et la souplesse terminologique qui en découle. D’autre part, dès lors que l’on traduit le Coran, c.-à-d. que l’on s’efforce de le comprendre, il est essentiel d’établir par le Coran lui-même l’ensemble des nuances terminologiques qu’il a mises en jeu. Si lorsqu’on lit le Coran en arabe le terme kitâb est perçu globalement et le plus souvent de manière restreinte au niveau de ses significations, la traduction impose donc de rechercher avec rigueur les différents sens que le terme kitâb revêt coraniquement en fonction du contexte textuel. Le français à la différence de l’arabe est d’une grande précision lexicale confinant régulièrement à la monosémie, ce qui revient à dire que le français dispose présentement de 17 termes différents exprimant chacun une nuance précise là où l’arabe n’emploie qu’un seul terme : kitâb. Ceci nous a donc permis en regard de la polysémie de l’arabe d’établir les 17 significations différentes ci-dessus listées en regard du seul terme arabe kitâb pour le cas syntaxiquement indéterminé par l’absence d’article. Il est ainsi d’autant plus dommageable de constater que les traductions en langue française du Coran n’ont pas exploité ce potentiel sémantique et se contentent de délivrer quels que soient les contextes et les registres d’expression les approximatifs et monolithiques Livre, livre, écrit. Or, le lecteur ne peut alors savoir de quel livre il s’agit mais, surtout, le texte est trahi en ce qui le caractérise : sa richesse et ses nuances lexicales, le lecteur est à nouveau floué et éloigné de l’intelligence rigoureuse et nuancée du texte coranique alors que celle-ci est pourtant essentielle à la compréhension du Coran.
2• Nous pouvons à présent envisager l’utilisation par le Coran du terme kitâb lorsqu’il l’emploie déterminé par l’article : al–kitâb. En premier lieu, nous mentionnerons les 10 significations que globalement la dénomination al–kitâb revêt dans le Coran : l’Écrit ; le Livre ; la Bible : le jugement ; le Décret ; le Registre ; le billet [d’affranchissement] ; l’Édiction ; l’écrit ; le délai. Le détail des démonstrations lexicales ayant abouti à ces résultats ainsi que les citations coraniques correspondantes sont donnés en l’étude correspondante : Le terme kitâb dans le Coran.
Cependant, ce qui nous intéresse du point de vue de la terminologie du révélé est tout particulièrement les occurrences coraniques par lesquelles le Coran s’auto-définit. En effet, de manière cohérente, le Coran/al–qur’ân ne s’auto-désigne structurellement que par l’appellation elle aussi déterminée par l’article : al–kitâb. Nous rappelons ce que nous avons précisé en introduction : les dénominations telles que adh–dhikr/le Rappel ou al–furqân/le Discernement ainsi que les nombreux autres noms que la Tradition a attribués au Coran ne sont pas relatifs à la définition structurelle du révélé du Coran, mais à la qualification de son contenu, le fond versus la forme.
De fait, il est aisé d’observer que d’emblée le Coran s’identifie comme étant l’Écrit et non pas le Livre : « Voici l’Écrit/al–kitâb en lequel point de doute… », S2.V2. Si l’on exclut la Fâtiha antéposée postérieurement au Prophète en tant que prologue, ce premier verset du corpus coranique indique que le Coran s’auto-définit comme étant al–kitâb. Il n’y a pas ici à supposer que chronologiquement la Sourate 2, considérée à juste titre comme couvrant une partie de la période médinoise, est loin d’être la première sourate révélée puisqu’indépendamment de cette approche chronologique ce verset se présente lui-même comme introduisant à l’évidence le Coran : « Voici l’Écrit/al–kitâb ». Néanmoins, al–kitâb en ce verset a été diversement traduit : le plus souvent par le Livre avec une majuscule, parfois avec une minuscule, mais aussi l’écriture avec ou sans majuscule et de même pour l’Écrit, voire enfin la Prescription. Cette dernière proposition peut être facilement écartée, le Coran en son ensemble n’étant pas une prescription puisque seules quelques dizaines de versets pourraient au sens strict relever du prescriptif. Même cette affirmation est à déconstruire puisque le Coran prescrit des droits et non des lois, car les droits sont inaliénables et les lois variables. De plus, le Coran ne se prescrit pas lui-même et aucune référence quant au rapport entre Dieu et le Coran ne relève d’une prescription divine du Coran. Plus encore pour notre sujet, il n’est jamais indiqué que le Prophète ait mis par écrit le Coran, mais qu’au contraire il ne le fit pas et que son enseignement du Coran fut uniquement oral. Nous en voulons pour preuve le verset suivant : « Tu [ô Muhammad] ne récitais avant lui [le Coran] aucun livre/kitâb pas plus que tu ne le traces/takhuṭṭu de ta main droite, ainsi les partisans du faux connaissent très certainement le doute. », S29.V48. Ce verset est régulièrement mécompris du fait d’enjeux tant théologiques qu’historiques – entre autres le débat circulaire quant au fait de savoir si le Prophète savait lire et écrire – et, par conséquent, le verbe tracer/khaṭṭa/takhuṭṭu est donc systématiquement entendu au passé : tu traçais, tu écrivais, c.-à-d. placé sous la dépendance de kunta, marqueur de l’imparfait pour la seconde personne du singulier dont dépend effectivement le verbe réciter/tatlû : tu ne récitais/mâ kunta tatlû. Cependant, le fait qu’il soit dit ensuite wa lâ takhuṭṭu et non pas wa mâ takhuṭṭu, sachant qu’en ce cas « mâ » est la négation pour les actions passées alors que « lâ » est la négation pour les actions présentes, indique donc que le verbe khaṭṭa/takhuṭṭu est ici indépendant du régime de l’imparfait induit par le verbe être/kâna/kunta. Il est donc bien dit : « pas plus que tu ne le traces/takhuṭṭu de ta main droite ». Si donc le Prophète ne l’écrivait pas, mais selon ce verset par contre le récitait, c.-à-d. le transmettait oralement, l’on peut en déduire qu’il ne le fit pas non plus écrire. En effet, cela aurait été logiquement contraire à la ligne argumentative de ce verset qui précisément cherche à démarquer le Prophète de tout rapport avec les autres Écritures sacrées, la Thora et les Évangiles notamment, face aux accusations des « partisans du faux/al–mubṭilûn » dont le Coran rapporte par ailleurs de nombreux autres arguments de même type. Présentement, il s’agit d’une réponse à ceux qui accusaient Muhammad de n’être qu’un copiste plagiaire réécrivant en particulier sa version de la Bible. La transmission uniquement orale de la part de Muhammad, et de lui seul, que ses adversaires savaient être ignorants des Écritures antérieures, est donc un argument de réfutation solide à condition que le message enseigné par le Prophète restât uniquement sous forme orale, car même dans le cas où le Prophète aurait fait écrire son discours par des scribes, le soupçon aurait pu perdurer. L’on peut donc raisonnablement penser que le Coran ne fut pas mis par écrit du vivant du Prophète, du moins sous forme d’un livre/kitâb, c.-à-d. un ensemble colligé de manière concertée et organisée. Il en résulte qu’au moment d’énonciation de par exemple : « Voici al–kitâb », énoncé par lequel le Coran s’auto-définit structurellement, que l’appellation al–kitâb ne peut signifier le Livre. Nous ajouterons que le choix de l’hapax du verbe khaṭṭa/tracer des lignes, des lettres, est manifestement destiné à éviter toute ambiguïté qu’aurait pu soulever le recours au verbe kataba beaucoup plus polysémique.
– Il y a ainsi une insistance et une univocité sur le fait que du vivant du Prophète le Coran ne fut jamais un livre, un codex. Concrètement, ce n’est que du temps de la génération ayant suivi celle du Prophète que le Coran acquit un statut et une forme de livre, plus exactement de codex/muṣḥaf,[13] le concept de livre tel que nous l’entendons actuellement n’est donc qu’une projection rétroactive de sens. Accessoirement, nous déduisons de ce raisonnement qu’il est inutile de rechercher un codex/livre du texte coranique qui remonterait à ‘Othman ou à ‘Omar. Du reste, nous avons rationnellement démontré que l’histoire de la prétendue rédaction de ces premiers muṣḥaf/codex était une fiction ; sur ce point, voir Le Coran de Othman – mythe ou réalité ?. Il est donc parfaitement cohérent que la mise par écrit des plus anciens codex/muṣḥaf mis à jour par la recherche codicologique soit datée entre l’an 50 et l’an 75 de l’Hégire. Il s’agit d’une limite matérielle qui vraisemblablement ne sera jamais dépassée. S’agissant de l’auto-définition du Coran par le terme déterminé grammaticalement et syntaxiquement par l’article « al/le » : al–kitâb, traduire al–kitâb par le livre est donc nécessairement un anachronisme.
– Par conséquent, deux définitions pour al–kitâb restent disponibles : l’écriture, l’écrit, or il existe en français une nuance non partagée entre ces deux termes. L’écriture est un système de représentation graphique d’une langue alors que l’écrit en est le résultat, c.-à-d. l’ensemble tracé des signes graphiques qui représentent une langue. Sous cet aspect, traduire al–kitâb par l’écriture en tant que qualifiant le Coran ne fait donc pas sens. Toutefois, un usage lié à la langue française, et qui n’a donc pas valeur d’argument général, a permis à l’islamologue de supposer que l’autodésignation al–kitâb devait s’entendre par « l’Écriture », c.-à-d. au sens d’écriture sacrée ou écriture sainte, ce que l’on nomme les Écritures : la Bible en soi. De la sorte, le Coran s’inscrirait lui-même dans la veine de ses antécédents bibliques. Or, la notion d’écriture sainte/muqqadasa ou sacrée/muḥarrama est totalement absente du propos coranique quant à lui-même et y compris vis-à-vis desdites « Écritures » sacrées bibliques. Ce concept est donc étranger au Coran et par al–kitâb l’on ne peut ainsi valider le sens d’Écritures selon cette perspective, sauf à vouloir l’inscrire de force en une filiation biblique qui ne relève que d’un a priori islamologique jamais démontré et qu’au contraire l’approche critique intertextuelle met à bas.
– Ayant procédé par élimination, il est alors patent que la seule signification restante lorsque le Coran s’auto-désigne par al–kitâb est l’Écrit : « Voici l’Écrit/al–kitâb », S2.V2. Néanmoins, selon l’usage de al–kitâb par les Arabes au temps coranique cela aurait dû s’entendre au sens de ce qui est mis par écrit, la chose écrite. Or, comme nous l’avons mis en lumière, la révélation n’était pas à ce moment-là un écrit et les Arabes ne s’attendaient pas à ce qu’il le soit. Du vivant du Prophète, la révélation qu’il recevait était une chose récitée et enseignée oralement par Muhammad conformément à son appellation première : al–qurân. Toutefois, dès la fin de la période mecquoise, c.-à-d. au cœur même des polémiques menées par Quraysh contestant la véracité du Prophète, l’auto-désignation par al–kitâb/l’Écrit était nécessairement signifiante. Puisque la révélation n’était pas écrite et puisque ces polémiques portaient sur la validité du propos prophétique le plus souvent en référence aux autres Écritures des Gens du Livre, nous en déduisons que cette insistance à se définir comme étant l’Écrit est en lien avec ces controverses et son propre statut oral. En s’auto-définissant de la sorte à cette période, la révélation affirme qu’elle est aussi l’Écrit/al–kitâb en tout point conforme à ce qu’elle est en tant que récitation, al–qur’ân. Non pas qu’elle le soit du fait d’une mise par écrit à l’instant présent, mais en ce qu’elle l’est potentiellement, c.-à-d. en son “à venir”. Ceci signifie que sa forme écrite future sera l’exacte transcription de sa forme orale, ce qui en soit rend nulles et non avenues ces remises en question quant à la parole de Muhammad. Par ailleurs, il en résulte que ce sur ce point la révélation entend se distinguer des Écritures sacrées que Quraysh, mais aussi les juifs et les chrétiens à La Mecque, opposent au Prophète comme références indépassables. Il ne pouvait en être autrement puisque la révélation muhammadienne souligne régulièrement l’écart entre les textes sacrés existants et le contenu de la révélation reçue par chacun de leur prophète, Moïse pour la Thora et Jésus pour l’Évangile, ce qui à nouveau affaiblit l’argumentaire des opposants mecquois du Prophète.
– En se qualifiant tout autant de révélation orale, al–qur’ân, que de révélation mise par écrit, al–kitâb, la Révélation affirme ainsi clairement ce qui la distingue des révélations et des écritures antérieures : elle est dans les faits pour l’un et potentiellement pour l’autre, une révélation faite par Dieu qui ne se départira jamais de son double statut oro-scripturaire, c.-à-d. tout à la fois al–qur’ân et al–kitâb. Par al–kitâb, il n’est donc pas question de son écriture ni de sa forme ni d’un quelconque support, mais de son contenu. De fait, ce que l’on nomme le Coran n’a jamais été un livre, mais un document oro-scripturaire. Encore de nos jours un Coran écrit ou imprimé est toujours contrôlé par la mémoire orale d’un spécialiste l’ayant appris par cœur sans recours à la forme écrite.
• Conclusion
Nous aurons mis en évidence que le caractère oro-scripturaire permanent du Coran ne semble qu’en apparence exprimé par une double désignation : le Coran/al–qur’ân/le Recueil en son aspect oral des sourates[14] et al–kitâb/l’Écrit. En réalité, ces deux qualificatifs désignent une entité unique. Ainsi, ce que nous nommons par habitude le Coran n’est pas une récitation/qur’ân mise par écrit/kitâb, mais la manifestation conjointe d’un double statut oro-scripturaire : al–qur’ân est al–kitâb et al–kitâb est al–qur’ân, indissociablement. Quand je récite à l’instant présent al–qur’ân il est l’Écrit/al–kitâb en son oralité, temporellement, et quand je lis l’Écrit/al–kitâb, il est al–qur’ân en son écriture, intemporellement. En quelque sorte, le Coran fut dès l’origine un “texte oral”, et il l’est encore.
Il convient donc lors de la compréhension et de la traduction du texte coranique de déterminer avec précisions les différentes significations du syntagme al–kitâb, c.-à-d. lorsque kitâb est déterminé par l’article « al/le ». Deux groupes de sens sont alors à distinguer : d’une part, les cas où par al–kitâb sont désignés par exemple la Thora, la Bible, le Livre matriciel. D’autre part, les cas où al–kitâb s’applique à ce que nous appelons par convention le Coran, mais qui est plus exactement le message et le texte coranique en tant que corpus clos. En notre recherche et notre traduction littérale, ceci correspondra à l’emploi spécifique de l’Écrit toujours nanti d’une majuscule.
Par ailleurs, force est de constater que bien que l’ensemble de ces nuances terminologiques coraniques soit essentiel à la compréhension du texte coranique, les traductions en langue française n’en tiennent guère compte. Ainsi, l’on note que le plus souvent le terme al–kitab est rendu par un invariant le Livre, avec ou sans majuscule. Il n’est conséquemment pas possible de savoir de quel “Livre” il s’agit et, plus justement encore, quelle est la signification du terme kitâb en ces versets. Un tel écrasement sémantique ne peut qu’égarer ou laisser en suspend le sens des versets impliqués alors même que la détermination rigoureuse des syntagmes kitâb et en l’occurrence al–kitâb est bien évidemment déterminante quant à l’établissement du sens.
Enfin, si nous saisissons correctement les implications du rapport organique entre le Coran/al–qur’ân en tant qu’oralité du message révélé et en tant que texte mis par écrit/al–kitâb du même message, nous sommes en mesure de reconsidérer le concept classique de “Parole de Dieu” s’appliquant au Coran. Ceci est l’objet du dernier volet de cette recherche publiée chapitre par chapitre et constituant notre Théologie de la Révélation.
Dr Al Ajamî
[1] Concernant la définition et la nécessité d’une Théologie de la Révélation, voir l’introduction de 1– Inspiration et Révélation selon le Coran.
[2] Pour notre analyse poussée des mécanismes à l’œuvre dans le processus de révélation, voir notre Théorie de la Révélation selon le Coran.
[3] Ex. : S6.V90.
[4] Ex. : S25.V1.
[5] L’on récence selon les compilateurs de 10 à 90 de ces noms, ex. : la Lumière/an–nûr ; Le Guide/al–hudâ ; la Guérison/ash–shifâ’ ; la Miséricorde/ar–rahma, etc.
[6] Cf 4 – Terminologie du Révélé selon le Coran ; c- le terme al–qur’ân.
[7] Cf. Chronologie et ordre des sourates du Coran.
[8] Il est donc fort aisé de balayer les assertions islamologiques opérant une distinction entre Coran oral et Coran écrit. Du reste, ce n’est là qu’un vulgaire copié-collé du distinguo judaïque entre Thora écrite et Thora orale.
[9] Voir le détail en 4 – Terminologie du Révélé selon le Coran ; c- le terme al–qur’ân.
[10] Signalons que ce type d’erreur est assez fréquent dans lesdits dictionnaires coraniques, l’unique modèle de base étant le célèbre alfâẓ al–qur’ân al–karîm de Muhammad Fou’âd abd al–bâqî édité pour la première fois en 1939, ouvrage repris directement du travail princeps de Gustav Flügel : Concordantiæ corani arabicæ ad literarum ordinem et verborum radices diligenter disposuit, Leipzig, 1842. Bien que Fou’âd abd al–bâqî ait dûment corrigée et complétée sa traduction vers l’arabe, de nombreuses erreurs de classement y subsistent encore.
[11] Pour l’activité néologique du Coran à partir du vocabulaire des Arabes, voir : l’Analyse lexicale.
[12] Idem.
[13] Techniquement, un codex, terme désignant à l’origine les tablettes/lawḥ de bois utilisées par les Romains comme support d’écriture, consiste en un assemblage à plat de feuilles de parchemin, ce en opposition au rouleau de papyrus dit volumen. Le terme muṣḥaf fut utilisé pour désigner les premiers exemplaires de la mise par écrit complète du Coran, il signifie ensemble de feuilles, l’équivalent donc d’un codex, état physique premier de la rédaction du texte coranique.
[14] Cf. 4 – Terminologie du Révélé selon le Coran ; c- le terme al–qur’ân.