Lors du précédent article consacré à l’obligation du Jeûne de Ramadan, nous avons pu constater que selon le Coran rien n’oblige à jeûner si ce n’est la recherche sincère de Dieu. Le jeûne selon le Coran s’inscrit en une perspective pleinement spirituelle et une telle démarche ne peut en aucune façon relever de l’obligation ou de la coercition. L’élan qui porte vers Dieu ne se commande pas, ne s’exige pas, il est l’expression d’une foi vraie et vivante aspirant à la recherche de la présence divine et non à la soumission à un ordre religieux. Aussi le Coran recommande-t-il le jeûne, à cette fin il invite et incite au Jeûne de Ramadan en tant que pratique spirituelle, engagement dont la finalité n’est pas l’exécution d’un “pilier” de l’Islam mais la recherche d’une réalisation spirituelle. Entre recommandation coranique et imposition islamique, le jeûne demeure et ceci justifie que le Coran en expose les modalités en un court chapitre : S2.S183-187. Là encore, les différences entre le propos coranique et les développements mis en place par l’Islam sont nombreux, nous nous attacherons donc présentement à les mettre en évidence.
• Que dit l’Islam
Traiter du sujet in extenso nécessiterait de recopier un ouvrage de Droit islamique, ce qui ne relève pas de nos objectifs. Aussi, afin d’être plus concis, nous irons à l’essentiel en comparant systématiquement les résultats de l’analyse littérale des versets en question aux affirmations juridiques de l’Islam en matière de jeûne de Ramadan. De manière pragmatique nous présenterons en conclusion la synthèse de ces points de divergence entre le Coran et l’Islam.
• Que dit le Coran
1– V183. Reprenons globalement ce verset que nous avons étudié en l’article précédent : « Ô vous qui croyez ! Il vous est prescrit le Jeûne, comme il fut prescrit à ceux qui vous précèdent, puissiez-vous pieusement craindre ! »[1]
– Outre le fait que nous avons démontré que le verbe prescrire/kataba revêtait en ce verset comme en d’autres le sens de recommander, la mention « il vous est prescrit » est présentement directement justifiée au nom de la recherche de la piété qui anime tous les croyants épris de Dieu : « puissiez-vous pieusement craindre ». En ces conditions, il est cohérent que le Coran incite au jeûne du mois de Ramadan sans pour autant lui conférer un caractère obligatoire. Comme le confirmera le v186, le jeûne/aṣ–ṣiyâm[2] est donc par essence une démarche spirituelle. Signalons qu’en la recension Warsh, la césure de récitation de ce verset a été modifiée afin de limiter la dimension spirituelle du jeûne soulignée par le Coran.[3] Ainsi, et les versets à suivre l’expliciteront, pour le Coran le jeûne de Ramadan n’est en rien un jeûne d’expiation des fautes, une recherche de pardon, mais, par essence, une ascèse en une voie de spiritualité. Ceci étant, les hadîths affirmant que le jeûne de Ramadan vaut pour le pardon des fautes et péchés d’une année sont nombreux, alors que cette notion est absente du Coran, répétons-le. En réalité, cette position théologique signe en réalité un calque direct des vertus de Yom Kippour ou Jour du grand pardon.
2– V184. De même, ce verset a lui aussi été précédemment analysé : « Des jours comptés, mais qui de vous est malade ou en voyage, alors détermination de jours autres. Et, quant à ceux qui l’auraient pu, leur incombe un rachat : la nourriture d’un pauvre. Et, qui de plein gré accomplit un bien, c’est un bien pour lui, mais jeûner est meilleur pour vous, si vous le saviez ! »[4]
– Nous avons montré que le segment « et, quant à ceux qui l’auraient pu, leur incombe un rachat : la nourriture d’un pauvre » fondait coraniquement la possibilité de ne point jeûner pour celui qui le désire, c’est-à-dire qui soit n’en éprouve pas le besoin soit n’est pas en des conditions lui permettant de se consacrer à cette ascèse. Ceci étant rappelé, nous constatons alors que la notion de « rachat/fidya » ne concerne que ces non-jeûneurs alors que l’Islam, qui rejette cette licence coranique, l’a forcément étendue à d’autres catégories. Quant à celui qui s’est engagé à jeûner pour le mois de Ramadan, sa compensation au cas où il est « malade ou en voyage » consiste uniquement en la possibilité de jeûner en des « jours autres », c’est-à-dire donc en dehors du mois de Ramadan, sans plus de précisions. Ceci revient à dire que d’une manière ou d’une autre il est tenu de respecter l’engagement qu’il a contracté vis-à-vis de Dieu. Au final, s’il y a bien licence coranique permettant de ne pas jeûner, il n’en demeure pas moins que pour celui qui fournira l’effort de jeûner « cela est mieux pour lui ». C’est en cette perspective qu’il est conclu à l’adresse de tous les musulmans, que « jeûner est meilleur pour vous ».
3– V185 : « Le mois de Ramadân est celui en lequel fut révélé le Coran, guide pour les Hommes et claires manifestations de la Guidée et du Discernement. Qui donc d’entre vous sera témoin de la nouvelle lune, qu’il le jeûne ! Et, qui est malade ou en voyage, alors, détermination de jours autres. Dieu désire pour vous la facilité et non point la difficulté – afin que vous complétiez le compte, que vous magnifiiez Dieu de vous avoir guidés ; puissiez-vous être remerciant ! »[5]
– Si au v183 le jeûne a été justifié fondamentalement par l’universalisme de la foi et de la démarche spirituelle, il est à présent indiqué que le jeûne des musulmans a comme spécificité d’être centré sur la commémoration de la Révélation du Coran : « le mois de Ramadân est celui en lequel fut révélé le Coran ». Cela ne signifie pas que le Prophète jeûnait lorsqu’il reçut la première révélation, mais nous enseigne que le jeûne a pour vertu de prédisposer l’esprit et le cœur à la méditation du Coran. Le mois de Ramadan est donc le mois de la célébration du Coran, non pas sous la forme instituée par l’Islam, prières dites de tarâwiḥ, mais de manière libre, individuelle, dans l’intime de l’isolement. Le jeûne engendre une coupure d’avec le bruit du Monde et favorise ainsi l’écoute, le silence, la lecture méditative, l’attente, l’ouverture/fatḥ coranique. Le point d’orgue mystique de cette relation au Coran est du reste indiqué au v186. Par ailleurs, la formulation coranique « le mois de Ramadan est celui en lequel le Coran/al–qur’ân[6] fut révélé » pourrait paraître ambiguë et avoir pour sens : « tout le Coran a été révélé durant des mois de Ramadan » ou « le Coran a été révélé intégralement en un certain mois de Ramadan »[7] ou « la révélation du Coran a débuté lors d’un mois de Ramadan ». D’une part, le Coran a préalablement indiqué que l’évènement auquel il allude ici avait eu lieu en une seule et unique nuit,[8] il précise donc présentement en quel mois cela se produisit. D’autre part, le Coran témoigne de ce que l’histoire soutient : il a été révélé progressivement, il est une « récitation/qur’ânan que Nous avons fragmentée afin que tu la déclames/taqrâ’a-hu aux hommes par étapes/‘alâ mukthin. Nous l’avons révélé progressivement/nazzalnâ-hu par degré/tanzîlan».[9] Il est donc cohérent d’en conclure que la phrase : « le mois de Ramadan est celui en lequel le Coran fut révélé » est une synecdoque et signifie : la révélation du Coran à Muhammad a débuté lors d’une nuit d’un mois de Ramadan. Puisque le jeûne de Ramadan doit être consacré au Coran, il nous fournit lui-même en ce verset des indications déterminant son paradigme de compréhension :
a- Il est « guide/hudan[10] pour les Hommes », confirmation de sa visée universelle qui avait été indiquée à la première occurrence du terme al–kitâb/l’Écrit.[11]
b- Les versets qui le composent sont de « claires manifestations/bayyinât »,[12] c’est-à-dire des arguments d’évidence dont la vocation est d’expliciter la « Guidée », ici avec une majuscule puisqu’il s’agit d’un concept transreligieux.[13]
c- Si la Guidée a une dimension morale et spirituelle, le Coran en tant que « Discernement/al–furqân » est destiné à ce que les hommes puissent et doivent y exercer leur raison. Il s’agit là de la perspective éthique et intellectuelle établie entre le Coran et les croyants.
– Puis est abordé un détail technique : « qui donc d’entre vous sera témoin de la nouvelle lune, qu’il le jeûne ! », segment concis qui délivre trois informations :
a- Le jeûne sera commencé dès l’apparition « de la nouvelle lune » marquant le début du mois dit de Ramadan. Le mot shahr que nous avons traduit par « mois » en la locution shahru ramaḍân est sans doute un emprunt ancien au fond sémitique et il signifie mois ou lune. Mais, il est aussi certain que par assimilation à la racine verbale arabe shahara : faire connaître, porter à la connaissance de, divulguer, rendre public, ce terme en vint à désigner l’apparition du croissant de lune, laquelle permet de connaître le début du mois lunaire, d’où en fonction du contexte notre traduction par « nouvelle lune ».
b- Comme l’indique l’emploi du verbe shahida : être témoin oculaire d’une chose, assister à, la détermination du début de Ramadan doit être établie de visu : « qui donc d’entre vous sera témoin » et non par le calcul.[14]
c- La date de début de Ramadan est nécessairement locale. En effet, l’emploi du singulier : « qu’il le jeûne » renvoie à celui qui « d’entre vous sera témoin ». Or, pour que le témoignage en une région fût extensible à d’autres points du globe, il aurait fallu que le Coran employât un pluriel : « alors, jeûnez-le », ce qui n’est manifestement pas le cas.
– Le segment « et, qui est malade ou en voyage, alors, détermination de jours autres. Dieu désire pour vous la facilité et non point la difficulté » pose le problème d’une répétition apparente puisqu’il a déjà été dit au v184 « mais qui de vous est malade ou en voyage, alors détermination de jours autres ». Cependant, l’on note au v184 la présence d’un collectif : « qui de vous », ce qui indique que l’autorisation donnée à « qui est malade ou en voyage » de jeûner en des « jours autres » que ceux de Ramadan est adressée à tous les musulmans : « vous qui croyez », v183. Cette réserve est donc à comprendre comme un encouragement pratique à jeûner malgré la difficulté de cette ascèse. Par contre, puisqu’il est dit au v185 « qui est malade ou en voyage » sans cette même marque du collectif, c’est donc qu’à présent ceci concerne ceux qui parmi les musulmans se seront engagés à jeûner le « mois de Ramadan » lors de l’apparition de la « nouvelle lune » en refusant la possibilité de ne pas jeûner moyennant rachat, licence que le v184 leur avait octroyée.[15] À ceux-là, il est alors précisé que la dispense de ne pas jeûner en cas de maladie ou de voyage accordée au v184 dans un cadre général s’applique aussi à eux : « et qui est malade ou en voyage, alors, le compte en des jours autres ». Il s’agit donc d’une spécification et non d’une répétition. La raison à cela est ici donnée : « Dieu désire pour vous la facilité et non point la difficulté », cette incidente concerne selon la même logique seulement les jeûneurs. L’abstention de jeûner en cas de maladie ou de voyage n’est pas un impératif, en d’autres termes : « qui est malade ou en voyage » peut jeûner tant que cela lui est une « facilité » et doit s’interrompre lorsque sa situation entraîne une « difficulté ». Selon l’Exégèse, l’on pourrait aussi comprendre que la « facilité » consiste à pouvoir jeûner en des « jours autres » et que la « difficulté » serait de ne pas pouvoir rompre le jeûne en cas de nécessité, mais cette solution de sens serait presque antithétique.[16] De fait, la facilitation dont il est ici question concerne uniquement les jeûneurs comme le confirme le segment « afin que vous complétiez le compte ».
– Concrètement, nous observons que l’autorisation de ne pas jeûner en cas de voyage est sans indication sur la distance ou les moyens de transport, ce qui écarte les innombrables arguties de l’Islam sur cette question. De même, la dispense prévue en cas de problèmes de santé est sans plus de précision et concerne donc toute maladie aiguë du moment où elle ne permet plus raisonnablement de jeûner. Une catégorie n’est toutefois pas mentionnée : les maladies chroniques. Celles-ci sont effectivement de deux ordres :
1- Les maladies chroniques qui de manière permanente ont assez d’impact sur la santé du patient ne lui permettant pas de jeûner, auquel cas cette personne n’a pas à jeûner et ne doit ni rattrapage ni « rachat » puisqu’il n’entre pas dans la catégorie de ceux qui auraient pu jeûner, mais s’en abstiennent : « quant à ceux qui l’auraient pu, leur incombe un rachat ».
2- Les maladies chroniques qui ne nuisent pas à la capacité de jeûner. En ce cas, soit l’on s’engage à jeûner, soit l’on peut comme tout un chacun faire jouer l’autorisation générale de ne pas jeûner et l’on doit alors un « rachat ».
Par ailleurs, et en toute rigueur, l’idée de maladie n’inclut pas les cas de grossesse, sauf en cas de grossesses dites pathologiques. Ne pas jeûner lorsque l’on est enceinte relève alors de la licence générale accordée au v184, ce qui implique, contrairement à ce que l’Islam soutient, que les jours non jeûnés n’ont pas à être rattrapés mais doivent faire l’objet d’un « rachat ». Si le Coran incite à ne pas jeûner lorsque l’on est malade, c’est donc qu’il n’y a aucun d’argument pour les données traditionnelles affirmant que le jeûne est aussi prescrit en tant que bienfait pour la santé. En effet, si jeûner était bon pour la santé Dieu n’en aurait pas exempté les malades. Ces propos positivistes sont anciens, ils visent probablement à inciter à jeûner, mais, ce faisant, ils effacent la notion de bénéfice spirituel, laquelle pour le Coran est bien la seule à présider au jeûne, nous le reverrons plus avant. Par ailleurs, nous nous devons de le souligner, aucun texte coranique ne mentionnera l’interdiction de jeûner faite aux femmes ayant leurs règles, contrairement à ce que l’Islam soutient. La position coranique est cohérente puisque le Coran d’une part s’adresse ici aux hommes comme aux femmes : « ô vous qui croyez », v183, et que, d’autre part, il ne considère pas les règles comme une maladie, mais comme une indisposition/adhâ momentanée, et que, de plus, il ne leur confère aucun caractère impur, voir S2.V222. Si donc les règles d’une femme l’indisposent au point qu’elle ne peut jeûner, c’est donc qu’elle rompra son jeûne pour cause de maladie et qu’en ce cas elle devra rattraper les jours non jeûnés en des « jours autres ». Nous l’avons plusieurs fois abordé,[17] mais dans le Coran la notion d’impureté, physique ou rituelle, n’existe pas, il ne s’agit typiquement-là que d’un emprunt au judaïsme réalisé par l’Islam et dont les femmes sont les principales victimes ; n’est-ce point au nom de ce principe d’impureté que l’on a fait tristement dire au Prophète que « les femmes sont inférieures aux hommes en religion ».[18] Ces aménagements coraniques sont donc une grâce divine afin que « que vous magnifiiez Dieu de vous avoir guidés » en vous ouvrant et facilitant la voie de l’effort spirituel par le jeûne : « puissiez-vous être remerciant ! » L’Exégèse a ici soutenu que le segment « que vous magnifiiez Dieu de vous avoir guidés » était une allusion au rituel de l’Aïd marquant la fin du jeûne du mois de Ramadan. Or, le verbe kabbara signifie magnifier, glorifier, proclamer Sa grandeur,[19] mais il a été compris de manière faussement littérale et anachronique comme signifiant : prononcer le takbîr.[20] Cette option de sens ne peut être validée, car, de plus, en l’unique autre occurrence de cette locution une telle signification ne peut être retenue.[21] Il n’y a donc pas d’indications coraniques quant à l’Aïd al–fiṭr, son existence, son déroulement, ses rites et obligations ne reposent de fait que sur le Hadîth et la volonté de l’Islam de se doter, à l’instar des autres religions, de grands rendez-vous religieux annuels.
4– V186 : « Et, quand t’interrogent Mes serviteurs à Mon sujet : Je suis proche et J’exauce l’appel de l’invocateur lorsqu’il M’appelle ; qu’ils Me répondent donc et croient en Moi, puissent-ils suivre la bonne direction ! » [22]
D’un point de vue structurel, ce verset constitue l’axe de ce paragraphe. Il est tout à fait remarquable qu’il n’envisage pas l’aspect technique du jeûne, mais informe de la relation spirituelle donnée précédemment comme raison fondamentale de la prescription dudit jeûne, v183. La locution « quand t’interrogent Mes serviteurs à Mon sujet » est purement rhétorique,[23] il ne s’agit pas d’une question posée au Prophète puisque celui-ci n’est pas chargé d’y répondre, c’est en effet Dieu qui poursuit Son propos : « Je suis proche, J’exauce…». Ce constat sémantique est important, il souligne le dialogue direct entre le Seigneur et Ses « serviteurs ». Non point tous, mais ceux qui « s’interrogent » au « sujet »[24] de Dieu, c’est-à-dire ceux qui recherchent Sa proximité puisqu’il est dit en réponse à leur attente : « Je suis proche ». Pour ceux-là, la réponse est magnifique d’espérance : « J’exauce l’appel de l’invocateur lorsqu’il M’appelle ». Il ne s’agit pas de se répandre en invocations, car le symétrique de cet énoncé est « qu’ils Me répondent donc et croient en Moi », mais bien de répondre en soi même à l’Appel de Dieu, cette aspiration mystique que ceux qui réellement « croient en Moi » perçoivent en vue de la réalisation spirituelle. Le syntagme « Mes serviteurs » est le véritable cœur mystique du jeûne dont il fournit ici les clefs. En d’autres termes, entreprennent le jeûne ceux qui s’« interrogent » parmi les « serviteurs » quant à « Mon sujet » et ceux qui ainsi Me recherchent « Me répondent donc » par ce jeûne auquel Je les appelle. Alors, que le jeûneur sache que lorsque par son jeûne « il M’appelle », en ce cas « Je suis proche ». En ce cheminement, il sera nécessaire à ces voyageurs de et en Dieu de « suivre la bonne direction », ce qui dans le contexte confirme que le jeûne du mois de Ramadan est une des droites voies/rushd préférentielles tracées par Dieu vers Dieu.
5– V187 : « Il vous est permis les nuits de jeûne de fréquenter vos femmes, elles sont votre vêtement et vous êtes le leur. Dieu sait que vous vous manqueriez à vous-mêmes, aussi vous a-t-Il fait indulgence et vous a-t-Il exemptés. Maintenant, donc, avertissez-les. Et recherchez ce que Dieu vous a prescrit : mangez et buvez jusqu’à ce que vous distinguiez le fil blanc du fil noir de l’aube. Puis, poursuivez le jeûne jusqu’à la nuit. Mais, ne les approchez point alors que vous faites retraite dans les sanctuaires. Telles sont les limites établies par Dieu, ne les atteignez pas, c’est ainsi que Dieu explicite Ses versets aux hommes, puissent-ils craindre pieusement ! »[25]
– Ce verset délivre in texto et directement une règle explicite : « il vous est permis les nuits de jeûne de fréquenter vos femmes ». Information qui se doit d’avoir été révélée dès la prescription du jeûne, puisque, d’une part, le jeûne n’était pas une pratique connue des premiers musulmans, nous l’avons montré aux vs183-184,[26] et que, d’autre part, il est probable que sans repères ces primo-musulmans auraient dû s’inspirer du jeûne des juifs de Médine. Or, il est interdit chez ces derniers d’avoir des rapports sexuels lors du jeûne, y compris la nuit.[27] L’on peut donc en déduire que l’autorisation coranique « de fréquenter vos femmes » s’inscrit en une démarche de critique interreligieuse. Nous avons rendu par « fréquenter » le terme rafath qui, bien qu’ici employé métaphoriquement pour désigner l’union sexuelle, conserve une connotation péjorative, la racine rafatha signifiant : tenir des propos obscènes à une femme. Ce choix lexical éclaire la suite du propos coranique : « Dieu sait que vous vous manqueriez à vous-mêmes », c’est-à-dire que cela vous est permis du fait de votre faiblesse, mais que pour autant ces rapports ne sont pas recommandés durant le jeûne et, encore moins, obligatoires, et ceci sera d’ailleurs catégoriquement défendu à la fin de ce verset au sujet des retraites dites spirituelles. L’on en déduira donc que le segment fa-al–âna bâshirû-hunna ne peut pas signifier : maintenant, approchez-les ou comme l’ose la traduction standard : « Cohabitez donc avec elles », d’où notre « Maintenant, donc, avertissez-les »,[28] sous-entendu : informez malgré tout vos épouses de cette possibilité. Ainsi, nul besoin n’était d’inventer une hypothétique contextualisation,[29] le message coranique est clair : « il vous est permis les nuits de jeûne de fréquenter vos femmes », la raison en est donnée : « Dieu sait que vous vous manqueriez à vous-mêmes » si vous vous étiez imposé le contraire, ne cherchez pas à imiter en cela vos prédécesseurs et suivez ce qui vous est révélé.
– Par suite, nous n’avons pas relié le segment « et, recherchez ce que Dieu vous a prescrit » à l’accomplissement de l’acte sexuel, ce que pourtant l’Exégèse n’hésite pas à commettre ! Par contre, ce segment introduit parfaitement la deuxième règle précisée par ce verset : « et, recherchez ce que Dieu vous a prescrit : mangez et buvez jusqu’à ce que vous distinguiez le fil blanc du fil noir de l’aube. Puis, poursuivez le jeûne jusqu’à la nuit ». Tout comme l’autorisation de rapports intimes la nuit supposait leur interdiction le jour, l’indication « mangez et buvez » la nuit offre la définition du jeûne : s’abstenir de manger et boire durant le jour. Cette information est donnée par le Coran sans complément, elle est donc suffisante, et toutes les spéculations du Droit islamique quant à savoir par exemple si une goutte d’eau dans les oreilles annulait le jeûne sont aussi ridicules que sans fondement coranique. Rien en la matière n’annule le jeûne si ce n’est de manger ou boire ou avoir des rapports volontairement. Par suite, il est logique que le Coran détermine les bornes de cette période diurne d’abstinence. L’expression « jusqu’à ce que vous distinguiez le fil blanc du fil noir de l’aube »[30] spécifie le temps où le jeûne doit débuter. Il s’agit de donner un moyen simple aux jeûneurs : ils doivent guetter l’instant où en fin de nuit apparaît à l’Est, sous le « fil noir » de la zone encore obscure de la nuit, une première ligne de lumière de couleur blanche réalisant un « fil blanc » au-dessus de l’horizon. Cet instant caractérise le premier temps de « l’aube », du latin alba/blanc, en arabe al–fajr, point où la blancheur surgit/fajara à la fin de la nuit, l’aube précède l’aurore.[31] Cette indication temporelle est précise et suffisante, rien ne justifie donc la notion d’imsâk que le Droit a conçue pour s’assurer qu’un jeûneur ne dépasserait pas d’une seconde la limite de l’aube ! Puis, est indiqué le moment de la rupture du jeûne : « poursuivez le jeûne jusqu’à la nuit ». Le terme « nuit/al–layl » évoquant l’obscurité est assez imprécis et couvre une longue période temporelle. À la différence de l’aube, ce mot ne fournit pas un repère constant selon les latitudes. Pour qu’il n’y ait aucune disparité géographique, il faut donc prendre en compte, comme le Coran l’a clairement explicité pour l’aube, le premier temps de la nuit, à savoir : lorsque le soleil est “couché”, c’est-à-dire lorsque le disque solaire a disparu à l’horizon Ouest. Ceci vaut lorsque ce phénomène est astronomiquement possible, dans le cas contraire, zones trop septentrionales, il faudra donc s’en tenir à ce que normalement l’on sait être le temps d’entrée en la nuit.
– Une autre règle est fixée par le syntagme suivant : « mais, ne les approchez point alors que vous faites retraite dans les sanctuaires », le changement de contexte permettant présentement de donner à la forme III bâshara le sens de : avoir des rapports sexuels, contrairement à l’occurrence précédente. Ce point n’est pas directement en rapport avec le jeûne et concerne de manière plus générale la « retraite dans les sanctuaires ». En effet, l’on imagine mal que les primo-musulmans aient pu faire retraite à la mosquée et avoir en ce lieu des rapports avec leurs femmes au point que la Révélation ait eu à l’interdire ! En réalité, la retraite était pratiquée par les Arabes en de nombreux temples, lieux de culte ou sanctuaires/masâjid[32] y compris en l’enceinte sacrée de la Kaaba, et ce, en conformité avec une antique tradition : « Et, Nous enjoignîmes à Abraham et Ismaël : Purifiez Ma Demeure pour ceux qui y accompliront les tournées rituelles, y feront retraite… »[33] Il ne s’agit donc pas d’une évocation directe et exclusive de la retraite spirituelle dite i‘tikâf à la mosquée durant le mois de Ramadan, réduction rituelle seulement voulue par l’Exégèse, mais bien plutôt de préciser aux musulmans que l’autorisation d’avoir des rapports sexuels durant les nuits de jeûne ne peut pas être extrapolée à la pratique des retraites[34] bien que celles-ci puissent être de longue durée.[35] Incidemment, l’on en déduira que ces retraites peuvent être mixtes.[36] Ces observations laissent à penser que ce passage n’indique pas qu’il y eut du temps de la Révélation une retraite spirituelle institutionnalisée dans la mosquée du Prophète lors du mois de Ramadan. L’énoncé est seulement compatible avec cette pratique que l’on peut alors supposer postérieure au Prophète, seule la pression exégétique permet d’en infléchir le sens.[37]
– La conclusion de ce paragraphe coranique dédié aux définitions principielles et aux règles du Jeûne de Ramadan est la suivante : « telles sont les limites établies par Dieu, ne les atteignez pas ». Ceci signifie que l’ensemble des informations fournies quant au Jeûne, dites ici « limites établies par Dieu » sont en elles-mêmes suffisantes et leur précision rend inutile tout complément. Pour autant, l’appareil juridique multipliera les détails entre les bornes de ce domaine et, par voie de conséquence, les divergences. Le fait que le Coran définisse le jeûne par le non-jeûne invalide de principe les innombrables spéculations du Droit islamique quant aux conditions de validité et d’invalidation du jeûne. Il est donc erroné de traduire le pluriel ḥudûd/limites par règles ou lois, comme le fait la traduction standard : « Voilà les lois d’Allah : ne vous en approchez donc pas (pour les transgresser) ». Le singulier ḥadd signifie initialement limite, terme, but, intervalle, distance, obstacle, barrière, force, tranchant, ce n’est que lors de l’élaboration du Droit musulman que l’on rechercha dans le Coran un soutient textuel à la notion de Loi révélée,[38] laquelle en est en réalité absente, et que par défaut l’on glissa du sens de barrière, obstacle, à celui de loi, norme, la loi étant alors conçue comme obstacle à l’être ou ce qui séparerait Dieu de l’Homme. Puis, par assimilation aux usages archaïques entérinés par le Droit, le mot ḥadd/ḥudûd en vint à désigner les châtiments corporels en cas d’infraction à la Loi divine. Présentement, il n’y a aucun sens à dire : « telles sont les lois de Dieu, ne vous en approchez pas ! », ordre qui impliquerait que nous ne devrions surtout pas en tenir compte ! Cet illogisme a obligé les exégètes et les traducteurs à leur suite à imaginer un curieux sophisme mis dans le texte entre parenthèses : « ne vous en approchez donc pas (pour les transgresser) » ! Par contre, l’énoncé « telles sont les limites établies par Dieu, ne les atteignez[39] pas » est un propos cohérent et en soi explicite. Au final, le Coran conclut ce chapitre par un appel-rappel à la piété sincère quant au jeûne : « puissent-ils craindre pieusement », tout comme du reste il l’avait initié : « puissiez-vous pieusement craindre » v183.
Conclusion
Bien que nous n’aurons exploré qu’une partie des subtilités propres à cet unique paragraphe coranique relatif au Jeûne de Ramadan, l’analyse littérale aura montré que le Coran fournit les règles nécessaires et suffisantes à l’accomplissement de ce jeûne. Ce faisant, comme nous l’avions annoncé, nous allons nous limiter à mettre en parallèle le propos coranique et les affirmations proposées par l’Islam :
1- Le Coran incite au jeûne du mois de Ramadan sans pour autant lui donner un caractère obligatoire, v183. L’Islam en a fait un pilier obligatoire.
2- Le Coran accorde la permission à qui le désire de ne pas jeûner à cette occasion, même s’il est en mesure de l’accomplir, v184. L’Islam a refusé cette possibilité et a limité cette autorisation aux déficients physiques : vieillards et malades chroniques.
3- Selon le Coran, ce sont seulement ceux qui ont choisi de ne pas jeûner qui devront s’acquitter d’un « rachat/fidya » consistant à nourrir un pauvre, v184. L’Islam a effacé cette mesure en ne l’appliquant qu’aux déficients ci-dessus cités.
4- Pour le Coran, la détermination du début du jeûne de Ramadan est nécessairement locale et résulte de l’observation de la nouvelle lune à l’œil nu, v185. Pour l’Islam actuel, la tendance est de vouloir se fier au calcul ou à la technique et de prétendre que tous les pays musulmans pourraient jeûner en même temps.
5- Pour le Coran, jeûner consiste uniquement à ne pas manger, boire et avoir des rapports sexuels, de l’aube au soir, v187. Rien n’annule donc le jeûne si ce n’est de le rompre volontairement par l’une ou l’autre de ces actions. Contre cette position simple du Coran, l’Islam a étendu le champ des interdictions diurnes à tout ce qui pénètre d’une manière ou d’une autre dans l’organisme.
6- Pour le Coran, le jeûne débute à l’aube visible pour se terminer au coucher du soleil, v187. L’Islam par formalisme préventif a ajouté une abstention dite imsâk bien avant l’aube.
7- Le Coran ne définit pas de distances ou de circonstances conditionnant la dispense de jeûne en cas de voyage, laissant chacun juge de jeûner ou pas à cette occasion, v185. L’Islam à force de spéculer sur ces deux points a généré de nombreuses divergences en la matière.
8- Le Coran accorde sans plus de précision aux jeûneurs la possibilité de suspendre leur jeûne en cas des maladies aiguës puis de rattraper ces jours en d’autres jours sans possibilité en ce cas-là de rachat, v184 et v185. L’Islam renvoie la question au corps médical et institue le fait que le malade doive payer un rachat.
9- Le Coran n’envisage pas le cas des maladies chroniques du fait même qu’elles n’empêchent pas nécessairement de jeûner, le patient peut alors rejoindre la catégorie générale de ceux qui sont en mesure de jeûner. Ainsi, soit il accomplit le jeûne, soit il décide de bénéficier de la dispense générale accordée à ceux qui ne souhaitent pas jeûner bien qu’ils soient en mesure de le faire. Si l’état de santé de ce type de malade ne lui permet pas de jeûner, il est alors logiquement exempté de jeûne sans devoir ni rattrapage ni rachat. L’Islam impose au malade chronique ne jeûnant pas de s’acquitter du rachat.
10- Pour le Coran, la grossesse n’est pas un cas de maladie, sauf s’il s’agit d’une grossesse dite pathologique. Celle qui décide de ne pas jeûner doit donc s’acquitter du rachat. L’Islam assimile la grossesse à un état pathologique et donc à un rattrapage des jours non jeûnés.
11- Le Coran n’interdit pas de jeûner aux femmes ayant leurs règles. Elles ne sont pas impures et peuvent interrompre leur jeûne dès lors qu’elles sont invalidantes, en ce cas elles devront rattraper les jours non jeûnés. Pour l’Islam, il est formellement impossible qu’une femme ayant ses règles puisse jeûner.
12- Selon le Coran, les aménagements prévus quant au jeûne sont une facilité/yusr accordée aux jeûneurs, v185. Pour l’Islam, c’est la religion qui est considérée dans son ensemble sans difficultés/‘usr.
13- Le Coran confère au jeûne de Ramadan exclusivement des vertus spirituelles. L’Islam y voit de plus une dimension sociale et un avantage pour la santé.
14- Le Coran indique que la finalité du jeûne de Ramadan est la proximité divine, v186. L’Islam affirme que ce jeûne permet l’effacement des fautes et péchés d’une année, ce que le Coran ne dit pas.
15- Pour le Coran, le mois de Ramadan est dédié à la célébration du Coran et le jeûne est destiné à préparer individuellement l’esprit et le cœur à la méditation personnelle et intime de cette révélation, v185. Pour l’Islam, cette relation au Coran est traduite sous forme de prière collective dite de tarâwiḥ.
16- Le Coran fait allusion à la retraite spirituelle durant le mois de Ramadan sans pour autant la codifier, v187. L’Islam a institué la retraite de Ramadan dite i‘tikâf.
17- Le Coran n’indique pas l’existence d’une célébration communautaire de la fin du mois de Ramadan, v185. L’islam a institué l’Aïd al–fiṭr.
Dr al Ajamî
[1] S2.V183 : « يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا كُتِبَ عَلَيْكُمُ الصِّيَامُ كَمَا كُتِبَ عَلَى الَّذِينَ مِنْ قَبْلِكُمْ لَعَلَّكُمْ تَتَّقُون »
[2] Le jeûne expiatoire était connu des Arabes, le Coran en témoigne au travers de sa persistance en les rituels de compensation du Pèlerinage : S2.V196 et S5.V95. Le terme ṣiyâm/jeûne peut donc être logiquement rattaché à la racine arabe ṣâma qui signifie à l’origine maintenir un cheval à l’attache pour l’endurcir et qui restait ainsi debout sans se nourrir, le maṣâm désignant le lieu où il était à l’entrave. Par contre, le mot ṣawm, employé une unique fois au sujet de Marie en S19.V26, est probablement emprunté à l’hébreu, peut-être via le syriaque, eut égard au jeûne de parole que pratiquaient les moines chrétiens et que l’on trouvait aussi dans le judaïsme, tel est le cas de Marie. Nous noterons qu’il s’agit là d’un des nombreux exemples de nuance de sens en fonction des étymologies et de leurs mises en contexte par le Coran.
[3] On y lit en effet : « …Il vous est prescrit le Jeûne, comme il fut prescrit à ceux qui vous précèdent, puissiez-vous pieusement craindre des jours comptés…», c’est-à-dire en ne marquant pas la pause à la fin du v183, mais après les mots « des jours comptés » appartenant au début du v184. Cette opération vise à réduire la notion de piété à la seule observance orthopraxique en des jours comptés, promotion de la ritualisation de la piété, voire de la routinisation, tendance chère à tout un courant de la théologie-canonique de l’Islam.
[4] S2.V184 :
أَيَّامًا مَعْدُودَاتٍ فَمَنْ كَانَ مِنْكُمْ مَرِيضًا أَوْ عَلَى سَفَرٍ فَعِدَّةٌ مِنْ أَيَّامٍ أُخَرَ وَعَلَى الَّذِينَ يُطِيقُونَهُ فِدْيَةٌ طَعَامُ مِسْكِينٍ فَمَنْ تَطَوَّعَ خَيْرًا فَهُوَ خَيْرٌ لَهُ وَأَنْ تَصُومُوا خَيْرٌ لَكُمْ إِنْ كُنْتُمْ تَعْلَمُونَ
[5] S2.V185 :
شَهْرُ رَمَضَانَ الَّذِي أُنْزِلَ فِيهِ الْقُرْآَنُ هُدًى لِلنَّاسِ وَبَيِّنَاتٍ مِنَ الْهُدَى وَالْفُرْقَانِ فَمَنْ شَهِدَ مِنْكُمُ الشَّهْرَ فَلْيَصُمْهُ وَمَنْ كَانَ مَرِيضًا أَوْ عَلَى سَفَرٍ فَعِدَّةٌ مِنْ أَيَّامٍ أُخَرَ يُرِيدُ اللَّهُ بِكُمُ الْيُسْرَ وَلَا يُرِيدُ بِكُمُ الْعُسْرَ وَلِتُكْمِلُوا الْعِدَّةَ وَلِتُكَبِّرُوا اللَّهَ عَلَى مَا هَدَاكُمْ وَلَعَلَّكُمْ تَشْكُرُونَ
[6] L’on prendra note de ce que la première apparition dans l’ordre du texte de la dénomination al–qur’ân correspond à la mention du début de sa révélation. Il est logique que ce mot signifiant « la récitation » soit ici employé puisqu’il reflète l’aspect purement oral du Coran l’origine.
[7] L’on pourrait s’étonner de ce que le prédicat « le mois de Ramadan est celui en lequel le Coran fut révélé/unzila » ait été compris par les commentateurs comme signifiant : « le Coran a été descendu/unzila en bloc durant un mois de Ramadan ». En ce cas, le verbe anzala est pris au sens propre : descendre, et non pas au sens figuré de révéler que pourtant le Coran lui confère s’agissant de la Révélation. Cette thèse spéculative soutient que le Coran serait cette nuit-là descendu une première fois en intégralité vers les cieux d’ici-bas, puis qu’en fonction des évènements et des nécessités il aurait été progressivement révélé à partir de ce lieu par l’Archange Gabriel au Prophète Muhammad durant plus de vingt années. Or, il n’y a pas de fumée exégétique sans feu apologétique et nous pouvons aisément constater que cette théorie relève de ces innombrables emprunts au fond légendaire du Talmud, l’intention étant toujours concurrentielle. Ici, il a été islamisé les conceptions rabbiniques quant à la Thora, à savoir : il existe dans les cieux une “Thora éternelle” ou originelle dite torah kedoumah et la Thora physique qui fut ensuite donnée à Moïse et que les hommes lisent est alors qualifiée de torah min hachamayim, c’est-à-dire la Thora descendue des cieux, Zohar III, 215 b. Ceci étant, selon les très nombreuses versions prêtées à Ibn ‘Abbâs, Qatâda et d’autres, il y a des divergences sur le lieu où le Coran serait en attente dans les cieux. Ceux qui citent un lieu nommé bayt al–‘izza ou bayt al–ma’mûr, ont doublé l’emprunt, car les sources judaïques affirment que deux choses ont été créées avant le monde : la Thora et le Temple, il s’agit là de l’archétype céleste du Temple de Jérusalem qui, comme la Thora, aurait existé avant le monde, cf. Talmud : Bereshit Rabba ; I, 4 ; Mekhilta § 4. Notons que les fables islamiques classiques évoquant la création aux cieux d’une Kaaba céleste dont la Kaaba sise à La Mecque ne serait qu’une reproduction se sont inspirées de cette même source talmudique. Enfin, cet emprunt vise sans doute aussi à déconstruire en se l’appropriant le positionnement du christianisme quant à la Révélation, en effet, si Jésus est selon les vues des théologiens chrétiens le Verbe/Logos de Dieu, il est aussi assimilé par anagogie au Temple céleste, détournement donc du judaïsme à son tour détourné par l’Islam…
[8] Cf. S44.V3 : « إِنَّا أَنْزَلْنَاهُ فِي لَيْلَةٍ مُبَارَكَةٍ إِنَّا كُنَّا مُنْذِرِينَ »
[9] S17.V106 : « وَقُرْآَنًا فَرَقْنَاهُ لِتَقْرَأَهُ عَلَى النَّاسِ عَلَى مُكْثٍ وَنَزَّلْنَاهُ تَنْزِيلًا »
[10] Le mot hudan signifie guide et aussi guidée ; hudan li-n–nâsi/guide pour les Hommes est ici à comparer à hudan li-l–muttaqîn/ guide pour les craignants-Dieu en S2.V2.
[12] Le mot bayyinât est un pluriel, ce qui permet de passer du sujet Coran à celui de versets. Il signifie arguments, preuves, éclaircissements, explicitations, évidences et son masculin : clair, manifeste, d’où notre traduction appuyée : claires manifestations:. Nous préciserons que cette locution a pour complémentaire le segment suivant : « tibyânan li-kulli shay’/éclaircissement en tout point. », S16.V89. Le mot tibyân, de la même famille que bayyinât a pour sens éclaircissement. Il faudrait donc gravement pervertir le texte et la raison pour entendre la locution « éclaircissement en tout point » comme signifiant que le Coran traiterait de tous les sujets envisageables, alors même qu’un tel sens supposerait que le Coran, objet fini, puisse envisager tous les possibles, objet infini !
[14] Pour plus de détails quant à la validation du début de Ramadan uniquement par l’observation, confer notre article personnel en deux volets : http://oumma.com/2885/determination-mois-de-Ramadân-enseignements-coran-1-2. & http://oumma.com/2880/determination-mois-de-Ramadân-enseignements-hadith-2-2
[15] Soulignons aussi une discrète différence dans le recours aux conjonctions, fa/mais au v184 et wa/et au v185, laquelle confirme notre analyse.
[16] Signalons qu’il n’existe pas d’argument littéral permettant d’extrapoler cette remarque et de supposer par-là d’une théo-éthique postulant que la pratique de la religion reposerait fondamentalement sur le yusr/facilité, aisance, l’Islam serait donc par définition facile. Parce que toute religion est une norme, elle impose nécessairement un certain nombre de contraintes. Malgré tout, de nombreux hadîths prônent avec sagesse et raison la modération et la pondération dans l’exercice de la religion, mais il ne s’agit là que de régulateurs générés par le système lui-même et, quoi qu’il en soit, il serait erroné d’affirmer qu’ils trouvent appui en l’énoncé coranique : « Dieu désire pour vous la facilité et non point la difficulté ».
[17] Voir notamment 5–Le halâl selon le Coran et en Islamet L’impureté des femmes selon le Coran et en Islam.
[18] Extrait d’un hadîth très connu rapporté par al Bukhârî qui édicte que la femme est inférieure à l’homme tant en raison qu’en religion. Que Dieu nous garde d’avoir à penser que le Prophète ait pu professer une telle chose !
[19] Sens littéral de la forme II kabbara : rendre plus grand, le verbe magnifier de magnum/grand a exactement la même signification.
[20] « takbîr » : action de dire Allâhu akbar.
[21] « N’atteignent Dieu ni leur chair ni leur sang, mais Lui parvient la piété de votre part. C’est ainsi que Nous vous les avons assujetties [les bêtes de sacrifice] afin que vous magnifiiez Dieu de vous avoir guidés… », S22.V37. En effet, si la locution li-tukabbirû–llâha avait signifié « afin que vous prononciez le takbîr [sur ces bêtes] pour vous avoir guidés » cette proposition ne ferait pas sens selon l’idée même que l’Islam s’en fait : prononcer le nom de Dieu sur la bête afin de la rendre halal. Sur l’inexistence de ce concept dans le Coran, voir : 6– Le halal : l’abattage rituel selon le Coran et en Islam.
[22] S2.V186 : « وَإِذَا سَأَلَكَ عِبَادِي عَنِّي فَإِنِّي قَرِيبٌ أُجِيبُ دَعْوَةَ الدَّاعِ إِذَا دَعَانِ فَلْيَسْتَجِيبُوا لِي وَلْيُؤْمِنُوا بِي لَعَلَّهُمْ يَرْشُدُونَ »
[23] Le recours à une dialogique fictive est un procédé classique de l’arabe. Il s’agit de l’unique mention de la forme sa’ala-ka/ils t’interrogent et elle se distingue de la forme yas’alûna-ka/ils t’interrogent qui connaît 15 occurrences coraniques. En ces occurrences, il apparaît que le Prophète est le locuteur de la réponse fournie par la Révélation, ce qui indique qu’il s’agit d’une question qui lui a été réellement posée. Le marqueur en est systématiquement le verbe dire/qâla employé à l’impératif qul/dis ou mieux : réponds. Ainsi, est-ce en notre traduction le recours au double point de citation qui marque ce fait syntaxique.
[24] Litt. ‘annî : quant à Moi. Nous avons déjà signalé la pauvreté du langage conceptuel de l’arabe à l’époque de la révélation du Coran, la Révélation compose donc avec les moyens sémantiques à disposition dans la langue du Prophète récepteur-émetteur.
[25] S2.V187 :
أُحِلَّ لَكُمْ لَيْلَةَ الصِّيَامِ الرَّفَثُ إِلَى نِسَائِكُمْ هُنَّ لِبَاسٌ لَكُمْ وَأَنْتُمْ لِبَاسٌ لَهُنَّ عَلِمَ اللَّهُ أَنَّكُمْ كُنْتُمْ تَخْتَانُونَ أَنْفُسَكُمْ فَتَابَ عَلَيْكُمْ وَعَفَا عَنْكُمْ فَالْآَنَ بَاشِرُوهُنَّ وَابْتَغُوا مَا كَتَبَ اللَّهُ لَكُمْ وَكُلُوا وَاشْرَبُوا حَتَّى يَتَبَيَّنَ لَكُمُ الْخَيْطُ الْأَبْيَضُ مِنَ الْخَيْطِ الْأَسْوَدِ مِنَ الْفَجْرِ ثُمَّ أَتِمُّوا الصِّيَامَ إِلَى اللَّيْلِ وَلَا تُبَاشِرُوهُنَّ وَأَنْتُمْ عَاكِفُونَ فِي الْمَسَاجِدِ تِلْكَ حُدُودُ اللَّهِ فَلَا تَقْرَبُوهَا كَذَلِكَ يُبَيِّنُ اللَّهُ آَيَاتِهِ لِلنَّاسِ لَعَلَّهُمْ يَتَّقُونَ
[26] Cf. 1– l’obligation du Jeûne de Ramadan selon le Coran et en Islam.
[27] Ce n’est point la Thora qui interdit les rapports durant la période de jeûne, mais la Mishna ou loi orale du judaïsme : mishna yoma ; VIII, 1. Pareillement, concernant le christianisme, ce n’est point le Nouveau Testament qui est en cause, mais cette pratique était observée dans le christianisme ancien à la suite du judaïsme. Voir par exemple : Sermon d’Augustin d’Hippone, CXLII, 7.
[28] La forme III bâshara, ici employée, peut en effet signifier métaphoriquement avoir un rapport sexuel, mais à l’origine elle a pour sens avertir, donner une nouvelle, bonne ou mauvaise au demeurant, contrairement à l’usage postérieur au Coran qui ne retint que la notion de : annoncer une bonne nouvelle, réjouir de. Il en est de même pour la forme II bashshara qui en S3.V21 est employée pour annoncer le châtiment de l’Enfer. Dans le Coran, c’est la forme IV abshara qui possède uniquement une conation positive : annoncer une bonne nouvelle.
[29] Ce que fit l’Exégèse en mettant scène la totalité de ce verset en fonction de « circonstances de révélation ». Ce choix a été guidé par le segment-clef : « Dieu sait que vous vous manqueriez à vous-mêmes, aussi vous a-t-Il fait indulgence et vous a-t-Il exemptés » qui, comme l’exprime clairement la traduction standard, a été compris comme suit : « Allah sait que vous aviez clandestinement des rapports avec vos femmes. Il vous a pardonné et vous a graciés. » L’on supposa donc que ce verset avait été révélé après une faute de la part de musulmans. Or, il paraît difficile d’admettre que Dieu ait révélé la prescription du jeûne, précisé sa durée, donné les motivations, fixé les dispenses, et ait omis d’en préciser les règles essentielles mentionnées en ce v187. Et si tel avait été le cas, comment reprocher aux musulmans d’avoir eu des rapports charnels avec leurs épouses durant la nuit alors même qu’il n’y avait pas eu à ce sujet de révélation ? ! Comment dire : « Dieu vous a pardonné » puisque sans connaissance de limites il n’y a pas faute commise ? Comment en ce verset reprocher aux musulmans un manquement, alors même que ce verset a pour fonction explicite d’établir les limites à ne pas dépasser : « telles sont les limites établies par Dieu, ne les atteignez pas » ? Aussi, au détriment de toute rigueur rationnelle, l’on a imaginé des récits “en creux” permettant de “reconstituer” un contexte à même d’impulser le sens désiré. Comme souvent, il a été produit plusieurs propos improprement qualifiés de « circonstances de révélation », récits parfois contradictoires. Aucun n’est authentifié, le plus cité est attribué à Ka‘b ibn Mâlik et relate en substance que : « Les musulmans lorsqu’ils jeûnaient Ramadan, dès lors qu’ils s’étaient endormis une première fois dans la nuit s’abstenaient, s’ils se réveillaient par la suite de boire, manger et avoir des rapports avec leur épouse. Une nuit, Umar et sa femme se réveillèrent et se connurent. Pris de remords, il se rendit chez le Prophète et exprima sa contrition. Par suite, le Prophète reçut la révélation : {Il vous est permis la nuit du jeûne de fréquenter vos femmes […] Dieu a su que vous vous étiez trahis vous-mêmes [en ayant des rapports avec vos femmes], mais Il a accueilli votre repentir et a effacé votre faute. Fréquentez-les donc maintenant […] et mangez et buvez jusqu’à ce que se distingue pour vous le fil blanc du fil noir} ». Le caractère manifestement fictif de ce propos n’autorise pas à lui donner le moindre crédit.
[30] Litt. : jusqu’à ce que se distingue pour vous le fil blanc du fil noir de l’aube.
[31] L’aurore, aṣ–ṣubḥ, fait suite à l’aube, al–fajr. L’aurore est caractérisée par l’apparition de couleurs à l’horizon et elle précède le lever de soleil proprement dit. Il est amusant de noter que l’on inventa diverses scènes relatives à la mention de l’aube en fin de cette phrase : « mangez et buvez jusqu’à ce que vous distinguiez le fil blanc du fil noir de l’aube ». Deux hadîths, notamment, ont été rapportés par al Bukhârî et Muslim, le premier selon Sahl ibn Sa‘d et le second par ‘Adî ibn Ḥâtim, lesquels font en substance la narration suivante : « Lorsque fut révélé le verset disant : { … mangez et buvez jusqu’à ce que vous distinguiez le fil blanc du fil noir }, il n’avait pas été révélé le mot « de/à l’aube » et les gens s’attachaient d’un pied à l’autre un fil noir et un fil blanc puis buvaient et mangeaient jusqu’à ce qu’ils puissent les distinguer l’un de l’autre. Le Prophète en fut informé et leur expliqua qu’il s’agissait d’une métaphore concernant la blancheur de l’aube et la noirceur de la nuit, alors Dieu révéla ce complément : « de l’aube/min al–fajr ». Cette anecdote traduit parfaitement les disputatio canonico-exégétiques et non des faits réels. En effet, pourquoi la Révélation aurait-elle rajouté la mention min al–fajr/ de l’aube en fin de verset, mention qui prête encore à l’interprétation, alors qu’en toute rigueur il aurait fallu l’intercaler après les mots le « fil blanc » afin d’obtenir de manière univoque la précision : « le fil blanc de l’aube » ? L’idée même d’un ajout en fin de phrase trahit la pensée d’un auteur réfléchissant en termes de texte écrit où l’interpolation est plus aisée en fin de ligne. Nous ajouterons que l’on répertorie sur ce sujet des dizaines d’avis et de hadîths mal étayés exprimant en réalité les divergences des Écoles de Droit quant à la détermination du début du jeûne.
[32] Nous rappelons que le sens premier du mot masjid, pluriel masâjid, est temple, lieu de culte, sanctuaire. La traduction par « mosquées » n’est donc pas nécessairement exacte s’agissant de la terminologie coranique qui est à comprendre en fonction des situations qu’elle décrit et non pas en conformité avec les développements et/ou évolutions postérieurs au Coran. Notons l’existence d’une variante de récitation qui au lieu du pluriel masâjid lit au singulier masjid, ce que la graphie primitive sans alif d’allongement a permis. Il s’agit manifestement d’une tentative de réduction au sens voulu par l’Exégèse, à savoir : ce verset ne traiterait que des retraites spirituelles à la mosquée lors du jeûne de Ramadan.
[33] S2.V125 :
وَإِذْ جَعَلْنَا الْبَيْتَ مَثَابَةً لِلنَّاسِ وَأَمْنًا وَاتَّخِذُوا مِنْ مَقَامِ إِبْرَاهِيمَ مُصَلًّى وَعَهِدْنَا إِلَى إِبْرَاهِيمَ وَإِسْمَاعِيلَ أَنْ طَهِّرَا بَيْتِيَ لِلطَّائِفِينَ وَالْعَاكِفِينَ وَالرُّكَّعِ السُّجُودِ
[34] Quel que soit le type de retraite pratiquée.
[35] L’interdiction de rapports durant les périodes de retraite n’étant pas textuellement liée à la notion de jeûne, elle vaut donc tant pour la nuit que pour le jour.
[36] Tel était bien le cas des retraites dans les sanctuaires, Kaaba y compris, où les Arabes plantaient leurs tentes et séjournaient en famille. En d’autres cultures, les femmes étant considérées comme impures elles ne pouvaient le plus souvent pénétrer dans les sanctuaires, il en était ainsi de Marie mère de Jésus, cf. S3.V37. Si les Arabes observaient de nombreux tabous, ils ne connaissaient pas d’un point de vue rituel la notion d’impureté et sa fonction discriminante entre profane et sacré.
[37] À titre de démonstration à contrario, notons l’existence d’une variante de récitation qui au lieu du pluriel masâjid lit au singulier masjid, ce que la graphie primitive sans alif d’allongement a permis. Il s’agit manifestement d’une tentative de réduction au sens voulu par l’Exégèse, à savoir : ce verset ne traiterait que des retraites spirituelles à la mosquée lors du jeûne de Ramadan.
[38] Sur notre critique du concept islamique de Loi révélée, voir : La Loi divine selon le Coran et en Islam ; La Charia selon le Coran et en Islam ; La législation coranique selon le Coran et en Islam.
[39] La racine qaraba signifie intrinsèquement atteindre au point du jour un lieu très éloigné, un point d’eau par exemple.