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Cette rubrique fait partie intégrante de l’Analyse lexicale, laquelle fait bien évidemment recours aux dictionnaires de la langue arabe classique. Cependant, cette étape nécessite certaines précautions, car il faut avoir conscience du fait que l’arabe coranique n’étant pas l’arabe classique et, ce dernier n’étant pas réellement une langue vivante, les premières grandes encyclopédies de la langue arabe ne présentent pas obligatoirement un état synchronique du vocabulaire coranique. En réalité, la langue coranique et, présentement, son vocabulaire, ne nous sont en partie connus qu’au travers du prisme orienté des premières exégèses du Coran. Nous allons expliciter la nature de ce phénomène et ses conséquences en matière d’analyse lexicale.

 

• Principes

– Dès l’origine, les premiers dictionnaires eurent pour ambition de fixer le canon de la langue arabe, non pas tant à partir de la langue coranique, mais d’une normalisation linguistique du Coran. Ceci a été réalisé progressivement par la collecte d’un fonds lexical puisé dans les divers idiomes de l’Arabie ainsi que par le recours à la poésie dite antéislamique,[1] mais aussi de par la large influence de l’Exégèse orthodoxe en voie de constitution. Sur ce dernier point, il est aisé de constater que l’histoire de l’élaboration de ces corpus fait apparaître de forts liens circulaires diachroniques et anachroniques entre les lexiques de la langue arabe et l’Exégèse. Ainsi, il semble que le plus ancien lexique connu de la langue arabe soit le kitâb al–‘ayn d’Ibn Aḥmad al–Farâhidî [m. 175 H.]. Or, dans l’établissement des significations des termes, ce dernier a très fréquemment eu recours à des explications terminologiques tirées directement d’exégèses du Coran. Par suite, ce phénomène sera de plus en plus marqué comme en atteste le lexique des termes coraniques de Ar–Râghib al–Iṣfahânî : Mufradât alfâẓ al–qurʾân, fin VIe siècle H. La boucle est bouclée lorsque lors de la compilation de la grande encyclopédie de la langue arabe : Al–lisân al–‘arab achevée par Muhammad ibn Manẓûr à la fin du VIIe siècle hégirien. Enfin, de manière concrète, signalons que si ces grands corpus lexicaux arabes citent leurs sources exégétiques ou hadistiques, les dictionnaires classiques bilingues actuels ne les signalent malheureusement pas, ce qui a pour conséquence de majorer l’indistinction lexicale et d’amplifier la dérive lexicale lors des processus de traduction. Au final, c’est une bonne part du vocabulaire coranique qui a été réduite en signification ou, au contraire, amplifiée en fonction des développements exégétiques et juridiques postérieurs au Coran.

– Il convient aussi de prendre en considération l’influence du Hadîth sur les significations du vocabulaire coranique puisque hadîths et exégèses ont fini par être étroitement entremêlés. De fait, la stabilisation de l’inflation des dits et gestes du Prophète et de la première génération a été réalisée postérieurement aux tout premiers lexiques comme l’indique leur quasi absence du kitâb al–‘ayn. Par contre, le Hadîth est fortement présent dans un ouvrage plus tardif comme le Lisân al–‘arab en lequel les hadîths épaulent et induisent constamment les définitions terminologiques. À cet égard, la somme hadistique d’al Bukhârî [810-870] est parfaitement représentative du lien circulaire qui unit lexiques de la langue et Hadîth. En effet, en cet ouvrage, al Bukhârî donne très fréquemment en l’en-tête d’un hadîth une rubrique nommée ta‘lîqa en laquelle il précise les significations de certains termes du hadîth qu’il va citer. En particulier, ceci est quasiment constant dans le chapitre qu’il consacre au recueil de propos supposés être l’exégèse coranique du Prophète et de ses Compagnons.[2] En réalité ces choix terminologiques sont rétrospectifs et traduisent une normativité exégétique ou juridique imposée au vocabulaire coranique d’origine. L’on note donc une nette boucle herméneutique entre l’exégèse et la rédaction des hadîths la légitimant, situation qui a profondément influencé les significations attribuées anachroniquement au vocabulaire coranique.

 

• Exemples

– Citons un type de réentrée lexicale liée à la jurisprudence islamique sachant que la racine verbale ṭahara signifie étymologiquement et en première intention éloigner, écarter, et s’agissant des règles : être dans la période où elles [les règles] sont écartées, autrement dit ne pas avoir ses règles. En S2.V222, verset relatif à la conduite à tenir en matière de rapports sexuels en cas de menstruations, nous trouvons ce verbe ainsi que sa forme V : taṭahhara. Or, conformément à la position de l’exégèse juridique, les lexiques donnent à ṭahara le sens de être pur et à taṭahhara le sens de se purifier. Toutefois, si l’on croise les données de ce verset avec S4.V43 et S5.V6 l’on constate directement que le verbe taṭahhara dans ce même contexte a pour synonyme coranique ightasala : se laver, se nettoyer. Les règles ne sont donc pas considérées par le Coran comme un état d’impureté, mais seulement comme quelque chose qui mérité d’être lavé.[3] Le Coran atteste donc d’un usage premier de ces verbes, alors que les lexiques témoignent de l’influence terminologique des catégories mentales propres à l’Islam normatif post-coranique.[4] Bien sûr, cela n’implique pas qu’en d’autres versets la forme ṭahhara en particulier signifie purifier, mais alors toujours au sens figuré, cf. S3.V42.

– Autre exemple représentatif cette fois de l’emprise de l’exégèse coranique. En S2.V61 le terme fûm est glosé dans les lexiques par grain ou ail. Or, la racine fâma signifie faire du pain et le mot fûm est un schème de type fûl, construction nominale régulière pour les verbes dits concaves et qualifiant donc logiquement toutes sortes de grains panifiables. Étonnamment, si ce sens est tout de même cité par les exégètes, ils préfèrent le plus souvent préciser que fûm signifie ail. Curieusement, ail se dit thûm, mais ce glissement euphonique volontaire s’explique quand l’exégèse elle-même signale une intertextualité supposée et veut ainsi conformer le Coran à la Thora où, effectivement, il est mentionné que les hébreux lassés de la Manne réclamèrent entre autres nourritures de l’ail.[5] Aussi est-il en ce cas clairement établi que le Lexique a été asservi à l’Exégèse. Ce même exemple permet d’illustrer une autre forme de polysémie induite qui à partir de son inclusion intra-coranique participera à des modifications lexicales. En effet, il est régulièrement mentionné que dans la recension d’Ibn Mas‘ûd on lisait thûm/ail. Même si cette lecture n’a pas été retenue parmi les quatorze validées par la tradition savante, elle renforce l’idée d’un sens ajouté à fûm. Ce procédé, permutation de sens par constitution de variantes de lecture/qirâ’ât, est fréquent. Il sera donc de règle de toujours vérifier l’existence de ce type d’interactions ; cf. Variantes de récitation ou qirâ’ât.

– De même ordre, citons le cas de l’hapax ṣibgha qui en langue arabe et en contexte religieux signifie baptême. Pour autant, les lexiques arabes ou français-arabes donnent pour ṣibgha le sens de religion, témoignant en cela du verrouillage de sens que l’Exégèse a su rétrospectivement imposer au glossaire coranique. Nous fournissons une explication plus détaillée quant au terme ṣibgha en Analyse lexicale.

– Idem pour le terme zinâ qui signifie uniquement adultère, fornication se disant sifâ. Or, selon les dictionnaires de la langue arabe zinâ désigne aussi bien l’adultère que la fornication, c’est ici la trace d’une influence rétroactive de l’Exégèse sur le lexique, voir : Adultère et fornication selon le Coran et en l’Islam.

– Signalons le terme sharî‘a qui vaut pour chemin tracé menant à l’eau,  ligne droite, chemin droit, conduite droite. Ainsi, lorsque les dictionnaires mentionnent pour shara‘a le sens de établir une loi d’origine divine et pour  sharî‘a celui de loi d’institution divine, il s’agit visiblement là d’une introduction anachronique du vocabulaire technique de l’Islam développé bien postérieurement au Coran, sur ce point voir : La Charia selon le Coran et en Islam.

– Enfin, rappelons que  le terme yatâmâ est un pluriel qui se traduit par orphelins. Cependant, les exégètes prétendent régulièrement que ce mot ne désigne que l’orphelin de père. Or, nous avons montré que cela ne faisait pas sens du point de vue littéral dans les versets prétendument relatifs à la polygamie, voir : La polygamie selon le Coran et en Islam. Pour autant, le dictionnaire de référence, al–lisân al–‘arab, dit bien que le terme yatîm ne concerne que l’orphelin de père. Cet usage linguistique restreint reflète sans aucun doute une perception patriarcale de la famille et une réentrée lexicale due à la pression exégétique sur le lexique arabe.

 

Conclusion

Les circularités entre langue arabe classique post-coranique et Poésie, Exégèse, Hadîth, ne peuvent qu’inciter à une grande prudence lexicale. Il conviendra de rester vigilant dès lors qu’une signification attribuée à un terme ou verbe s’éloigne du potentiel lexical linguistiquement inhérent à sa racine arabe ou que le sens d’un terme détonne par rapport au champ lexical de la racine sous laquelle il est classé ; sur ces points, voir Analyse lexicale. En ces cas-là, il s’avère que de telles significations sont le plus souvent directement affirmées par un de ces trois corpus. Aussi, lors de la phase d’Analyse lexicale doit-il être systématiquement recherché de tels liens afin d’établir l’ensemble des significations uniquement possibles au moment coranique, c’est-à-dire en conformité avec l’état réel de la langue du Coran.

Dr al Ajamî

 

[1] Ce patrimoine est censé représenter l’état de la langue et de la culture des Arabes avant l’Islam : « ash–shi‘r diwân al–‘arab, la poésie est l’archive des Arabes ». La réalité historique stricte de ce postulat est de plus en plus contestée et ce corpus semble lui aussi pour une bonne part post-coranique. Sur ce point, citons la thèse de Taha Ḥussein, Fî adab al–jâhilî/De la poésie antéislamique, 1927, Xe édition, Dâr al–ma‘arif, Le Caire, 1969.

[2] Sur la nature de ces supposées exégèses du Prophète ou de ses Compagnons, voir : Intertextualité, critique des sources exégétiques.

[3] Sur ce point aux nombreuses conséquences pratiques pour les musulmanes, voir : L’impureté et l’impureté des femmes selon le Coran et en Islam.

[4] En l’occurrence, la notion d’impureté/pureté, notamment lors des menstruations, est directement un emprunt aux judaïsme, cf. idem L’impureté et l’impureté des femmes selon le Coran et en Islam.

[5] Les Nombres ; XI, 5 : « Il nous souvient des poissons que nous mangions pour rien en Égypte, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et de l’ail… ».